LesMoyens-Grands profitent de l'apprentissage du chant "Mon bateau de papier" (paroles dans le menu Ă  droite de l'Ă©cran) pour faire de la numĂ©ration et de la lecture. Reconnaissance des nombres, associer Editer l'article Suivre ce blog Administration Connexion + CrĂ©er mon blog ECOLE MATERNELLE. 9 AllĂ©e du Stade. 67120 Ernolsheim/Bruche 03 88 59 87 04 Lundi matin, l'empereur, sa femme et le petit prince Les paroles de la chanson "Lundi matin, L'empereur, sa femme et le petit prince. Sont venus chez moi..." "L'empereur et le petit prince" Voila une comptine idĂ©ale pour apprendre les jours de la semaine aux enfants ! DĂ©couvrez la vidĂ©o de la chanson grĂące Ă  notre partenaire "Le monde des titounis" mais aussi les partitions et les paroles Ă  imprimer sur notre page. Retrouvez encore plus d'idĂ©es de Chansons pour enfants avec un L "Lundi matin, l'empereur, sa femme et le petit prince" est une comptine française datant du XIX Ăšme siĂšcle. À l'origine, la chanson Ă©voquait l'empereur NapolĂ©on III, l'impĂ©ratrice EugĂ©nie et le prince impĂ©rial Louis-NapolĂ©on. Pour en savoir plus sur la chanson, dĂ©couvrez la vidĂ©o ainsi que les paroles et les partitions ci-dessous L'empereur et le petit prince Les paroles de la chanson Lundi matin L'empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j'Ă©tais parti le petit prince a dit Puisque c'est ainsi nous reviendrons mardiMardi matin L'empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j'Ă©tais parti le petit prince a dit Puisque c'est ainsi nous reviendrons mercrediMercredi matin L'empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j'Ă©tais parti le petit prince a dit Puisque c'est ainsi nous reviendrons jeudiJeudi matin L'empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j'Ă©tais parti le petit prince a dit Puisque c'est ainsi nous reviendrons vendrediVendredi matin L'empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j'Ă©tais parti le petit prince a dit Puisque c'est ainsi nous reviendrons samediSamedi matin L'empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j'Ă©tais parti le petit prince a dit Puisque c'est comme ça nous ne reviendrons pas L'empereur et le petit prince La vidĂ©o de la chanson Via la chaĂźne YouTube de notre partenaire "Le monde des Titounis" L'empereur et le petit prince Les partitions et les paroles de la chanson Ă  imprimer â–ș Cliquez sur l'image des partitions ci-dessous pour l'imprimer D’AUTRES IDÉES DE Chansons pour enfants commençant par L » Plusieursindividus se mirent Ă  beugler de joie en observant que le fils de l'Empereur Ă©tait vivant. La femme Ă©tait Ă©trange et paraissait Ă©nigmatique, Rin Ă©tait un peu Ă©tonnĂ© de voir une telle personne aussi proche de sa mĂšre. MalgrĂ© tout, il ne pouvait pas dĂ©tester un individu pour si peu. PubliĂ© le 10/01/2021 Ă  01h28. Tanuki Tiny. BĂ©bĂ© Tanuki. Ton grand

Biblioth. pub. et univ w&mmm ^=^=ssssi. Ll!'ii 3ĂąJ'U POLIKOUCHKfl. HQLSTOMIER. MmMM g-M tep 'W- ÂŁTÛ€ü\ Ă©diteur cte lĂ©on tolstoĂŻ OEUVRES COMPLÈTES VI TROIS MORTS 1859 POLIKOU GHKA 1860 KHOLSTOMIER 1861 LES DÉGEMBRISTES Il 863 - 1878 Le traducteur et l’éditeur dĂ©clarent rĂ©server leurs droits de traduction et de reproduction pour tous pays, y compris la SuĂšde et la NorvĂšge. Cet ouvrage a Ă©tĂ© dĂ©posĂ© au MinistĂšre de l’IntĂ©rieur section de la librairie en Avril 1903. Cette Ă©dition dĂ©finitive des ƒuvres ComplĂštes du C TE LÉON TOLSTOÏ est traduite du russe par Bien stock. Cette traduction littĂ©rale et intĂ©grale est revisĂ©e et annotĂ©e par M. P. Birukov, d'aprĂšs les manuscrits originaux de l'auteur, conservĂ©s dans les archives deM. V. Tchertkov. Ce sixiĂšme volume est ornĂ© d'un portrait reproduction d'une daguerrĂ©otypie du C TE LÉON TOLSTOÏ, pris en i 860 . ? CMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY M c te LĂ©on TOLSTOÏ w A 1800 STOCK. Éditeur, PARIS. ÉDITION LITTÉRALE ET INTÉGRALE D’APRÈS LES MANUSCRITS ORIGINAUX C TE LÉON TOLSTOÏ VI TROIS MORTS, rĂ©cit 1859 POLIKOUCHKA, nouvelle 1860 KHOLSTOMIER, histoire d’un cheval 1861 LES DÉCEMBRISTES, fragments d’un roman projetĂ© 1863-1878 PARIS — 1 er ARR. STOCK, ÉDITEUR 27 , RUE DE RICHELIEU, 27 1903 r- Sf r.' i ĂŻe. i f*,/' -, * Ăź,T De cet ouvrage il a Ă©tĂ© tirĂ© Ă  part dix exemplaires sur papier de Hollande, numĂ©rotĂ©s et paraphĂ©s par VĂ©diteur. TROIS MORTS RÉCIT 1859 1 C’était l’automne. Deux Ă©quipages trottaient rapidement sur la grande route. Deux femmes Ă©taient assises dans la premiĂšre voiture. L’une, la maĂźtresse, Ă©tait maigre et pĂąle, l’autre, la femme de chambre, rouge, luisante et grosse. Des cheveux courts, secs, sortaient en dessous de son chapeau fanĂ© ; de sa main rouge, au gant dĂ©chirĂ©, elle les rĂ©parait prestement. Sa forte poitrine, couverte d’un plaid, respirait la santĂ©. Les yeux mobiles, noirs, suivaient, Ă  travers les vitres, les champs qui fuyaient, ouregardaienttimidementla maĂźtresse, ou bien jetaient un regard inquiet dans le coin de la voiture. Devant le nez de la femme de chambre, se balançait le chapeau de la maĂźtresse attachĂ© au TolstoĂŻ. — vi — Trois Morts. 1 2 TROIS MORTS filet ; sur ses genoux, elle tenait un petit caniche ; ses jambes, soulevĂ©es par les caisses qui encombraient le vĂ©hicule, les frappaient Ă  peu prĂšs en mesure, selon le balancement bruyant des ressorts et le tremblement des vitres. Les mains croisĂ©es sur les genoux, les yeux clos, la maĂźtresse se balançait faiblement sur les coussins placĂ©s derriĂšre son dos ; elle fronçait un peu les sourcils, toussait d’une toux contenue. Elle avait sur la tĂȘte un bonnet de nuit blanc, et un fichu bleu s’attachait sous son cou dĂ©licat et blanc. Une raie droite, qui se perdait sous le bonnet, divisait ses cheveux blonds trĂšs plats et pommadĂ©s, et la blancheur de cette large raie avait quelque chose de sec et de mort. La peau fanĂ©e, un peu jaunĂątre, ne serrait pas trop les traits fins et jolis de son visage et prenait un reflet rouge sur les pommettes des joues. Les lĂšvres Ă©taient sĂšches et agitĂ©es, les cils rares et droits. Le manteau de voyage, en drap, faisait des plis raides sur la poitrine creusĂ©e. Bien que les yeux fussent fermĂ©s, le visage de la malade exprimait la fatigue, l’irritation et la souffrance continue. Le valet, appuyĂ© sur son siĂšge, sommeillait. Le postillon criait et fatiguait bravement ses quatre grands chevaux en sueur et se retournait quelquefois vers le postillon qui conduisait l’autre voiture. Les traces larges et parallĂšles des roues s’allongeaient rĂ©guliĂšrement sur la boue de terre glaise CoJLc X TROIS MORTS 3 de la chaussĂ©e. Le ciel Ă©tait gris et froid. Le brouillard humide tombait sur les champs et sur la route. Dans la voiture l’air Ă©tait suffocant, imprĂ©gnĂ© d’une odeur d’eau de Cologne et de poussiĂšre. La malade tourna la tĂȘte et, lentement, ouvrit les yeux. Ses yeux Ă©taient grands, brillants et d’une belle couleur foncĂ©e. — Encore, — dit-elle en repoussant nerveusement de sa main maigre, jolie, le pan du manteau de la femme de chambre qui frĂŽlait Ă  peine sa jambe ; et sa bouche s’arqua maladivement. Ma- triocha prit Ă  deux mains le manteau, se souleva sur ses fortes jambes et s’assit plus loin. Son visage frais se couvrit d’une rougeur claire. Les beaux yeux sombres de la malade suivaient hĂątivement les mouvements de la femme de chambre. La maĂźtresse s’appuya des deux mains sur le siĂšge et voulut se soulever pour s’asseoir plus haut, mais ses forces la trahirent. Sa bouche se courba et tout son visage prit une expression d’ironie mĂ©chante et impuissante Si encore tu m’aidais... » — Ah! ce n’est pas la peine ! Je peux m’en passer, seulement ne mets pas sur moi tous ces sacs, je t’en prie !... Ne me touche pas plutĂŽt si tu ne comprends pas ! » La maĂźtresse ferma les yeux, et de nouveau, relevant rapidement les paupiĂšres, regarda la femme de chambre. Matriocha la regardait en 4 TROIS MORTS mordant sa lĂšvre rouge. Un gros soupir s’échappa de la poitrine de la malade, mais le soupir, sans se terminer, se transforma en toux. Elle se dĂ©tourna, se c rispa, et se prit la poitrine Ă  deux mains. Quand la toux cessa, elle referma les yeux et derechef se tint immobile. Le coupĂ© et la calĂšche arrivĂšrent au village. Matriocha dĂ©gagea sa grosse main de son fichu et se signa. — Qu’est-ce ? demanda la maĂźtresse. — Le relais, madame. — Pourquoi te signes-tu, je te le demande ? — L’église, madame. La malade se tourna vers la portiĂšre et lentement se signa en regardant, avec de grands yeux, la haute Ă©glise du village que contournait la voiture. Les Ă©quipages s’arrĂȘtĂšrent ensemble prĂšs du relais. De la calĂšche, sortirent le mari de la dame et le docteur. Ils s’approchĂšrent du coupĂ©. — Comment vous sentez-vous ? — demanda le docteur en lui tĂątant le pouls. — Eh bien, mon amie, comment vas-tu? Tu n’es pas fatiguĂ©e ? — demanda en français le mari. — Ne veux-tu pas sortir? Matriocha arrangeait les paquets et se serrait dans le coin pour ne pas gĂȘner la conversation. — Rien... toujours de mĂȘme, — rĂ©pondit la malade, — je ne sortirai pas. TROIS MORTS 5 Le mari resta un instant prĂšs du coupĂ© qui rentra au relais. Matriocha, bondissant de la voiture, courut dans la boue sur la pointe des pieds, jusqu’à la porte cochĂšre. — Si je me sens mal, ce n’est pas une raison pour que vous ne dĂ©jeuniez pas, dit la malade, avec un faible sourire, au docteur qui se tenait prĂšs de la portiĂšre. Aucun d’eux ne s’intĂ©resse Ă  moi,» — se dit- elle pendant que le docteur qui s’éloignait, gravissait rapidement les marches du relais. Ils vont bien, alors tout leur est Ă©gal ; oh ! mon Dieu! » — Eh bien! Édouard Ivanovitch, dit le mari en allant au-devant du docteur et se, frottant les mains avec un sourire gai. — J’ai ordonnĂ© d’apporter la cantine, qu’en pensez-vous? — Ça ira, —rĂ©pondit le docteur. — Eh bien! comment va-t-elle? — demanda le mari en soupirant, baissant la voix et soulevant les sourcils. — J’ai dit qu’elle ne pourrait supporter le voyage jusqu’en Italie, mais Dieu veuille qu’elle aille jusqu’à Moscou, surtout par un pareil temps ! — Que faut-il donc faire? Ah mon Dieu, mon Dieu! — Le mari se cacha les yeux avec la main. — Donne ! — fit-il au valet qui apportait la cantine. — Il fallait rester, — prononça le docteur en haussant les Ă©paules. 6 TROIS MORTS — Mais que pouvais-je faire ? reprit le mari. — J’ai fait tout pour la retenir. J’ai tout objectĂ© nos moyens, les enfants que nous devons laisser Ă  la maison, nos affaires, elle n’a rien voulu entendre. Elle fait des plans pour la vie Ă  l’étranger comme si elle se portait bien ; et lui rĂ©vĂ©ler sa situation, ce serait la tuer ! — Mais elle est dĂ©jĂ  perdue, vous devez le savoir, Vassili DmitriĂ©vitch. L/homme ne peut vivre sans poumons, et les poumons ne repoussent pas. C’est triste, c’est pĂ©nible, mais qu’y faire? Mon affaire et la vĂŽtre, c’est seulement d’adoucir le plus possible ses derniers jours. Un confesseur serait nĂ©cessaire. — Ah, mon Dieu ! Mais comprenez donc ma situation, si je lui rappelle les suprĂȘmes devoirs. Il en arrivera ce qui pourra, mais je ne lui en parlerai pas. Vous savez comme elle est bonne. iMr ‱ tv'A CM- — Cependant, essayez de 1'cxfrorter Ă  rester jus- qu’au temps d’hiver, autrement, un malheur peut arriver en route... — dit le docteur d’un ton impor- tant, en hochant la tete. — Axucha ! Axucha? criait d’une voix perçante la fille du maĂźtre de poste en jetant un fichu sur sa tĂȘte et en courant sur le perron malpropre de l’escalier de service. — Allons regarder la dame de Chirkino, on dit qu’on l’emmĂšne Ă  l’étranger pour guĂ©rir la poitrine. Je n’ai jamais vu de poitrinaire! TROIS MORTS 7 Axucha bondit sur le seuil, et toutes deux, se tenant par la main, coururent derriĂšre la porte cochĂšre. Elles passĂšrent devant la voiture en ralentissant le pas et regardĂšrent par la vitre baissĂ©e. La malade avait le visage tournĂ© de leur cĂŽtĂ©, mais en remarquant les curieuses, elle'fronça les sourcils et se dĂ©tourna. — Mes petites mĂšres! dit la fille du maĂźtre de relais en tournant rapidement la tĂȘte. Quelle beautĂ© c’était et qu’est-elle devenue maintenant?... C’est affreux. As-tu vu? As-tu vu, Axucha? — Oui, qu’elle est maigre ! — affirma celle-ci. — Allons encore regarder une fois, comme si nous allions vers le puits. Tu vois, elle se dĂ©tourne, mais j’ai quand mĂȘme pu la voir. Comme c’est triste, Macha ! — Quelle boue ! — fit Macha; et toutes deux franchirent en courant la porte cochĂšre. Je suis sans doute devenue effrayante, — se dit la malade. — Vite, oh ! le plus vite Ă  l’étranger ! LĂ -bas je me remettrai bientĂŽt. » — Eh bien! Comment vas-tu, mon amie? — demanda le mari en s’approchant de la voiture, tout en mĂąchant quelque chose. Toujours la mĂȘme question, pensa la malade, et il mange ! » — Bien, — dit-elle les dents serrĂ©es. — Sais-tu, mon amie, je crains que la route ne te fatigue davantage, et Édouard Ivanovitch est du 8 TROIS MORTS mĂȘme avis. —Ne faudrait-il pas mieux retourner ? Elle se tut, irritĂ©e. — Le temps se remettra, la route sera peut-ĂȘtre meilleure, tu iras mieux et nous partirons tous ensemble. — Excuse-moi. Si je ne t’avais pas Ă©coutĂ©, depuis longtemps je serais Ă  Berlin et tout Ă  fait guĂ©rie. — Mais que veux-tu, mon ange?... C’était impossible, tu le sais, et si maintenant tu attendais un mois, tu te reposerais bien, je terminerais mes affaires et nous emmĂšnerions les enfants. — Les enfants se portent bien, moi pas. — Mais mon amie, comprends donc, si par le temps qu’il fait tu te sens plus mal en route... Ă  la maison du moins. — Quoi ! quoi ! Ă  la maison !... Mourir Ă  la maison! rĂ©pondit aigrement la malade. Mais le mot mourir l’effrayait visiblement. Elle regarda son mari d’un air suppliant et interrogateur. Lui baissa les yeux et se tut. La bouche de la malade se courba tout Ă  coup comme chez les enfants et des larmes coulĂšrent de ses yeux. Le mari s’enfouit le visage dans son mouchoir et, silencieux, s’éloigna de la voiture. — Non, je partirai, — dit la malade en levant les yeux au ciel. Elle joignit les mains et se mit Ă  murmurer des paroles incomprĂ©hensibles. TROIS MORTS 9 Mon Dieu! Pourquoi? » disait-elle, et ses larmes coulaient plus abondantes. Elle pria longtemps, ardemment, mais dans sa poitrine, quelque chose de douloureux l’oppressait encore. Le ciel, les champs, la route Ă©taient Ă©galement gris et sombres ; le mĂȘme brouillard d’automne tombait toujours Ă©galement sur la boue de la route, sur les toits, sur la voiture, sur les tou- loupes 1 des postillons qui, s’interpellant gaiement Ă  haute voix, graissaient et astiquaient la voiture... 1 Pelisse courte en peau de mouton. II L’équipage Ă©tait prĂȘt, mais le postillon tardait encore. Il Ă©tait dans l’izba des postillons. L’izba Ă©tait sombre, la chaleur y Ă©tait Ă©touffante, l’air trĂšs lourd, on y sentait l’odeur d'habitation, de pain frais, de choux et de peau de mouton. Quelques postillons Ă©taient lĂ . La cuisiniĂšre Ă©tait prĂšs du poĂȘle, sur lequel Ă©tait couchĂ© un malade couvert de peaux de mouton. — Oncle FĂ©dor ! Eh ! oncle FĂ©dor ! dit un jeune garçon, le postillon en touloupe, le fouet Ă  la ceinture, en entrant dans la chambre et s’adressant au malade. — Que veux-tu de Fedka, bavard ? — fit l’un des postillons. — Tu vois, on t’attend Ă  la voiture. — Je veux lui demander ses bottes, j’ai usĂ© les miennes, — rĂ©pondit le garçon en secouant sa chevelure et en rattachant ses moufles Ă  sa cein- TROIS MORTS 11 ture. — Est-ce qu’il dort ? Eh ! l’oncle FĂ©dor ? rĂ©pĂ©ta-t-il en s’approchant du poĂȘle. — Quoi ? prononça une voix faible. Et un visage roux et maigre se souleva du poĂȘle. La main large, dĂ©charnĂ©e, dĂ©colorĂ©e, remonta Yar- miak 1 sur l’épaule pointue couverte d’une chemise sale — A boire, frĂšre! Que veux-tu? Le garçon tendit un petit gobelet avec de beau. — Mais quoi, FĂ©dia ! dit-il en hĂ©sitant, je pense que maintenant tu n’as plus besoin de bottes neuves; donne-les moi. Je crois que tu ne marcheras plus guĂšre. Le malade, penchant sa tĂȘte fatiguĂ©e vers le gobelet et mouillant dans l’eau trouble ses moustaches rares, pendantes, buvait Ă  petits coups, mais avec aviditĂ©. Sa barbe Ă©tait embroussaillĂ©e, malpropre, ses yeux enfoncĂ©s, vitreux se levaient avec difficultĂ© vers le visage du garçon. Quand il eut fini de boire, il voulut lever la main pour essuyer ses lĂšvres mouillĂ©es, mais il n’y parvint pas et s’essuya sur la manche de Yarmiak. Sans rien dire, en respirant lourdement du nez, il regardait droit dans les yeux du garçon, et rassemblait ses forces. — Tu les as peut-ĂȘtre dĂ©jĂ  promises Ă  quelqu’un. Alors, tant pis, — prononça le garçon. — Le principal, pour moi, c’est que la route est mouillĂ©e et 1 Camelot de poils de chameaux. 12 TROIS MORTS qu'il me faut aller au travail, alors, j’ai pensĂ© Ă  demander les bottes de Fedka, j’ai pensĂ© qu’elles ne lui Ă©taient point nĂ©cessaires. Si tu en as besoin, dis-le... Quelque chose se mit Ă  rouler, Ă  ronfler dans la poitrine du malade ; il se pencha, Ă©touffĂ© par une toux gutturale qu’il ne pouvait vaincre. — En quoi lui sont-elles nĂ©cessaires? v’iĂ  le deuxiĂšme mois qu’il ne descend pas du poĂȘle, — s’écria spontanĂ©ment la cuisiniĂšre, d’une voix colĂ©reuse qui emplit l’izba. — Tu vois, il rĂąle. J’en’ ai mĂȘme mal lĂ -dedans, quand je l’entends. Que diable lui faut-il des bottes ! On ne l’ensevelira pas dans des bottes neuves, et il est temps enfin qu’il s’en aille, que Dieu me pardonne ! Tu vois comme il souffre ; il faut le transporter dans une autre izba ou n’importe oĂč ? On dit qu il y a en ville des hĂŽpitaux ; et puis, n’est-ce pas insupportable? Il occupe tout le coin, il n’y a plus de place, et avec ça, on exige de la propretĂ© ! — Eh ! SĂ©rioja ! Va, les maĂźtres t’attendent ! cria du dehors le chef du relais. SĂ©rioja allait partir sans attendre la rĂ©ponse, mais le malade qui toussait, lui fĂźt signe des yeux qu’il voulait rĂ©pondre. — SĂ©rioja, prends les bottes, — dit-il en suffoquant; puis se reposant un peu — seulement, Ă©coute, achĂšte une pierre, quand je mourrai, — ajouta-t-il en grommelant. TROIS MORTS 13 — Merci, l’oncle, alors je les prendrai, et la pierre, je te jure que je l’achĂšterai. — VoilĂ , les gas, vous avez entendu ! —prononça encore le malade; et, de nouveau, il se pencha et commença Ă  rĂąler. — Bon, nous avons entendu, dit l’un des postillons. — Va vite, SĂ©rioja, voilĂ  le chef qui court de nouveau. C’est la maĂźtresse de Chirkino qui attend. SĂ©rioja ĂŽtait vivement ses immenses souliers dĂ©chirĂ©s, et les jetait sous le banc. Les bottes neuves de l’oncle Fedor Ă©taient justes Ă  ses pieds, et SĂ©rioja, en le regardant, se dirigea vers la voiture. — Quelles belles bottes ! Donne, je les graisserai, dit le postillon qui tenait la graisse Ă  la main, pendant que SĂ©rioja montait sur le siĂšge et prenait les guides. — T’en a-t-il fait cadeau? — En es-tu jaloux? fit SĂ©rioja en se levant et en enveloppant ses jambes des pans de son armiak. — Laisse! Eh, vous, les amis! —cria-t-il aux chevaux. Il leva son fouet et les voitures, avec les voyageurs, les valises, les paquets, disparurent dans le brouillard gris d’automne, en roulant rapidement sur la route mouillĂ©e. Le postillon malade restait dansl’izba Ă©touffante, sur le poĂȘle, et, ne pouvant pas cracher, se retournait avec efforts de l’autre cĂŽtĂ©, puis se calmait. 14 TROIS MORTS Dans l’izba, jusqu’au soir, ce furent des allĂ©es et venues on parlait, on mangeait, on n’entendait pas le malade. Avant la nuit, la cuisiniĂšre monta sur le poĂȘle et lui tira le touloupe sur les jambes. — Ne te fĂąche pas contre moi, Nastassia, — prononça le malade, — bientĂŽt ton coin sera dĂ©barrassĂ©. — Bon, bon, ça ne fait rien — murmura Nastassia. — Mais l’oncle, dis donc ce qui te fait mal. — Tout l’intĂ©rieur est malade. Dieu sait ce qu’il y a - — La gorge aussi doit te faire mal quand tu tousses ? — J’ai mal partout, c’est la mort qui est rendue, voilĂ  ! Oh ! Oh ! Oh ! — gĂ©mit le malade. — Couvre tes pieds... tiens... comme ça, —dit Nastassia en le couvrant de l'armiak et descendant du poĂȘle. Pendant la nuit, une veilleuse Ă©clairait faiblement l’izba. Nastassia et une dizaine de postillons, qui ronflaient haut, dormaient sur le sol et sur les bancs. Le malade seul geignait faiblement, toussotait et s’agitait sur le poĂȘle. Vers le matin il se calma tout Ă  fait. — J’ai fait un drĂŽle de rĂȘve oette nuit, — dit la cuisiniĂšre, en s’étirant dans le demi-jour du matin — j’ai vu l’oncle Fedor qui descendait du poĂȘle, il allait fendre du bois. — Donne, disait-il, Nastia, je t’aiderai et moi je lui rĂ©pondais. Mais tu ne TROIS MORTS 15 pourras pas fendre le bois ; mais lui, il prend la hache et les copeaux volent, volent... — Assez, dis-je, t’es malade! — Non, dit-il, je vais bien. Et quand il se lĂšve, la peur me saisit, je crie et je m'Ă©veille. Il est peut-ĂȘtre mort... Oncle Fedor! Eh! l’oncle Fedor! Fedor ne rĂ©pondait pas. — En effet, il est peut-ĂȘtre mort. Faut regarder, dit l’un des postillons en se levant. Sa main maigre couverte de poils roux pendait du poĂȘle, elle Ă©tait froide et dĂ©colorĂ©e. — Faut aller prĂ©venir le chef. On dirait qu’il est mort, — dit un postillon. FĂ©dor n’avait pas de parents ; il Ă©tait de loin. Le lendemain on l’enterra au nouveau cimetiĂšre, derriĂšre le bois, et Nastassia, pendant plusieurs jours, racontait Ă  chacun son rĂȘve et disait s’ĂȘtre aperçue la premiĂšre de la mort de l’oncle Fedor. III C’était le printemps. En ville, sur les rues mouillĂ©es, des ruisselets rapides murmuraient entre les petits glaçons couverts de fumier. Les habits Ă©taient clairs et les voix des gens qui circulaient sonnaient gaĂźment. Dans les jardins, derriĂšre les haies, se gonflaient les premiers bourgeons, et les branches, Ă  peine visibles, se balançaient sous un vent frais. Partout coulaient et tombaient des gouttes transparentes... Les moineaux pĂ©piaient et voltigeaient sur leurs petites ailes. Du cĂŽtĂ© du soleil, sur les haies, les maisons, les arbres tout s’agitait et brillait. Dans le ciel, sur la terre et dans le cƓur de l’homme tout Ă©tait jeune et joyeux. Dans l’une des principales rues, de la paille fraĂźche Ă©tait rĂ©pandue devant une grande maison de maĂźtres. Dans la maison se trouvait cette mĂȘme malade, cette mourante, qui se hĂątait pour aller Ă  l'Ă©tranger. TROIS MORTS 17 PrĂšs de la porte fermĂ©e de la chambre se tenaient le mari et une femme ĂągĂ©e. Le prĂȘtre assis sur un divan, les yeux baissĂ©s, tenait un objet recouvert de l’étole. Dans le coin, une vieille femme, la mĂšre de la malade, Ă©tait allongĂ©e dans un voltaire et pleurait amĂšrement. PrĂšs d’elle, une femme de chambre tenait Ă  la main un mouchoir propre en attendant qu’elle le demandĂąt. Une autre frottait les tempes de la vieille et, par-dessous un bonnet, soufflait sur sa tĂšte grise — Que le Christ vous aide, mon amie ! disait le mari Ă  la femme ĂągĂ©e qui Ă©tait debout avec lui, prĂšs de la porte. Elle a en vous une telle confiance, et vous savez si bien lui parler. Exhortez-la bien, ma colombe, allez. 11 voulait dĂ©jĂ  lui ouvrir la porte, mais la cousine le retint, porta plusieurs fois son mouchoir Ă  ses yeux et secoua la tĂšte. — Maintenant on ne dirait pas que j’ai pleurĂ© ? Et ouvrant la porte, elle entra. Le mari Ă©tait trĂšs Ă©mu et semblait brisĂ©. Il se dirigea vers la vieille, mais Ă  quelques pas d’elle, il se dĂ©tourna, marcha dans la chambre et s’approcha du prĂȘtre. Le prĂȘtre le regarda, souleva les yeux au ciel et soupira. Sa petite barbiche Ă©paisse, grise, se souleva aussi puis s’abaissa. — Mon Dieu ! mon Dieu ! dit le mari. — Que faire ? dit en soupirant le prĂȘtre ; et de TolstoĂŻ. — v . — Trois Morts. 2 18 TROIS MORTS nouveau ses sourcils et sa petite barbiche se soulevĂšrent et s’abaissĂšrent. — Et la mĂšre est ici, elle ne le supportera pas ! — dit le mari presque dĂ©sespĂ©rĂ©. — L’aimer comme elle l’aimait! Oh! je ne sais pas... Peut-ĂȘtre essaierez-vous de la calmer, mon pĂšre, de la prier de ne pas rester ici. Le prĂȘtre se leva et s’approcha de la vieille dame. — C’est vrai, personne ne peut apprĂ©cier le cƓur de la mĂšre, dit-il. Cependant, Dieu est misĂ©ricordieux. Le visage de la vieille, tout Ă  coup, commençait Ă  se secouer dans des hoquets hystĂ©riques. —Dieu est misĂ©ricordieux, —continua le prĂȘtre, quand elle se calma un peu. — Je vous dirai que dans une paroisse il y avait un malade, pire que Maria Dmitrievna. Eh bien ! un simple boutiquier l’a guĂ©rie en un rien de temps avec des herbes. Et mĂȘme cet homme est maintenant Ă  Moscou. Je le disais Ă  Yassili Dmitrievitch,on pourrait au moins essayer, ce serait une consolation pour la malade. Tout est possible au bon Dieu. — Non, elle est perdue ! prononça la vieille. Au lieu de moi, c’est elle que Dieu prend. Et les hoquets hystĂ©riques devenant plus frĂ©quents, elle perdit connaissance. Le mari cacha son visage dans ses mains et sortit de la chambre. TROIS MORTS 19 La premiĂšre personne qu’il rencontra dans le couloir fut le garçon de six ans, qui, tout en courant, tĂąchait d’attraper la fille cadette. — Eh bien ! Vous n’ordonnez pas de mener les enfants prĂšs de leur maman ? demanda la vieille bonne. — Non, elle ne veut pas les voir. Ça la dĂ©range. Le garçon s’arrĂȘta un moment et fixa le visage de son pĂšre ; et aussitĂŽt, en gambadant et poussant des cris joyeux, il courut plus loin. — C’est le cheval noir, papa, — cria-t-il, en montrant sa sƓur. Cependant, dans l’autre chambre, la cousine Ă©tait assise prĂšs de la moribonde, et, par une conversation habilement conduite s’efforcait de la prĂ©parer Ă  l’idĂ©e de la mort. Le docteur, prĂšs de l’autre fenĂȘtre, prĂ©parait une potion. La malade, en camisole blanche, tout entourĂ©e de coussins, Ă©tait assise sur le lit et, silencieuse, regardait sa cousine. — Eh ! mon amie, dit-elle en l’interrompant, ne me prĂ©parez pas. Ne me considĂ©rez pas comme une enfant. Je suis chrĂ©tienne. Je sais tout. Je sais que je ne vivrai plus longtemps. Je sais que si mon mari m’avait Ă©coutĂ©e plus tĂŽt, je serais en Italie, et que peut-ĂȘtre, sĂ»rement mĂȘme je serais guĂ©rie. Tout le monde le lui disait. Mais que faire, c’est Ă©videmment la volontĂ© de Dieu. Nous sommes 20 TROIS MORTS tous des pĂ©cheurs, je sais cela, mais j’espĂšre qu’avec la grĂące de Dieu, tout sera pardonnĂ©, tout doit ĂȘtre pardonnĂ©. J’essaye de me comprendre, et moi aussi j’ai des pĂ©chĂ©s sur la conscience, mon amie ; mais aussi, combien ai-je souffert ; j’ai essayĂ© de supporter patiemment mes souffrances. — Alors faut-il appeler le prĂȘtre, mon amie ? AprĂšs la communion vous vous sentiriez mieux. La malade inclina la tĂȘte en signe de consentement. — Dieu, pardonnez- moi mes pĂ©chĂ©s, murmura- t-elle. La cousine sortit et fit signe au prĂšlre. — C’est un ange, — dit-elle au mari, les larmes aux yeux. Le mari se mit Ă  pleurer. Le prĂȘtre entra dans la chambre; la vieille Ă©tait encore sans connaissance ; la premiĂšre chambre Ă©tait toute silencieuse. Cinq minutes aprĂšs le prĂȘtre franchit la porte, ĂŽta son Ă©tole et remit en ordre ses cheveux . — GrĂące Ă  Dieu elle est maintenant plus calme et dĂ©sire vous voir, dit-il. La cousine et le mari entrĂšrent. La malade pleurait doucement en regardant l’icĂŽne. — Je te fĂ©licite, mon amie, dit le mari. — Merci ! Comme je me sens bien, maintenant. Quelle douceur incomparable j’éprouve. — Et TROIS MORTS 21 un sourire lĂ©ger jouait sur les lĂšvres de la malade. Comme Dieu est misĂ©ricordieux ! N’est-ce pas? Il est misĂ©ricordieux et tout-puissant ! Et de nouveau, avec une piĂ©tĂ© avide, les yeux pleins de larmes, elle regarda l’icĂŽne. Ensuite, tout Ă  coup, elle parut se rappeler quelque chose et d’un signe elle appela son mari. — Tu ne veux jamais faire ce que je te demande.— dit-elle d’une voix faible et mĂ©contente. Le mari allongeait le cou et l'Ă©coutait docilement. — Quoi, mon amie? — Combien de fois t’ai-je dit que ces docteurs ne savent rien ; il y a des remĂšdes simples qui guĂ©rissent... VoilĂ ... le prĂȘtre disait... un homme du peuple, envoie... — Qui chercher, mon amie? — Mon Dieu ! il ne veut rien comprendre. Et la malade se crispa et ferma les yeux. Le docteur s’approcha d’elle et lui prit la main. Le pouls Ă©tait de plus en plus faible. Il cligna des yeux vers le mari. La malade remarqua ce signe et se retourna effrayĂ©e. La cousine se dĂ©tournait et pleurait. — Ne pleure pas, tu nous tourmentes, et toi et moi, — dit la malade — et cela m’îte la suprĂȘme tranquillitĂ©. 22 TROIS MORTS . — Tu es un ange ! — dit la cousine en lui baisant la main. — Non, embrasse-moi ici. On ne baise Ă  la main que les morts. Mon Dieu ! Mon Dieu I Le mĂȘme soir, la malade n’était plus qu’un cadavre, et le cadavre Ă©tait mis en un cercueil placĂ© dans la salle de la grande maison. Dans la grande chambre aux portes fermĂ©es, un diacre, assis, nasillait monotonement les psaumes de David. La lumiĂšre claire des cierges dans de hauts chandeliers d’argent tombait sur le front pĂąle de la morte, sur ses mains inertes, cireuses et sur les plis pĂ©trifiĂ©s du linceul qui se soulevait lugubre sur les genoux et les doigts de pieds. Le diacre, sans comprendre les paroles, les rĂ©citait de sa voix monotone, et dans la chambre les sons rĂ©sonnaient Ă©trangement et s’étouffaient. De temps en temps, d’une chambre Ă©loignĂ©e, arrivaient les voix des enfants et leurs piĂ©tinements. » Caches-tu ta face elles sont troublĂ©es. Retires-tu leur souffle elles dĂ©faillent et retournent en leur poudre. » Mais si tu renvoies ton Esprit, elles sont créées, de nouveau, et tu renouvelles la face de la terre. » Que la gloire de l’Ëternel soit cĂ©lĂ©brĂ©e Ă  toujours. » Psaume 103 , versets 29-30-31. Version Oslerwald. Le visage de la morte Ă©tait sĂ©vĂšre et majestueux. TROIS MORTS 23 Ni sur le frontpur, glacĂ©, ni surles lĂšvres serrĂ©es pas un mouvement. Elle Ă©tait tout attention ! Comprenait-elle au moins, maintenant, ces grandes paroles? IV Un mois plus tard, une chapelle de pierre s’élevait sur la tombe de la dĂ©funte. Sur celle du postillon il n’y avait pas encore de pierre, et l’herbe verte poussait sur le petit tertre, seul indice d’une existence humaine disparue. — Ce sera un pĂ©chĂ©, SĂ©rioja, si tu n’achĂštes pas la pierre pour Fedor, — dit un jour la cuisiniĂšre. — Autrefois tu disais A l’hiver; l’hiver est passĂ© et maintenant, pourquoi ne tiens-tu pas ta parole? C’était devant moi. Il est dĂ©jĂ  venu une fois te la demander ; si tu ne l'achĂštes pas, il reviendra et se mettra Ă  t’étouffer. — Mais je ne refuse pas, —rĂ©pondit SĂ©rioja. J’achĂšterai la pierre, c’est sĂčr, je l’achĂšterai pour un rouble et demi. Je ne l’ai pas oubliĂ© ; mais il faut la porter. Quand il y aura une occasion d’aller en ville, je l’achĂšterai. — Au moins si tu mettais une croix, voilĂ  ce qui TROIS MORTS 25 serait bien, autrement c’est mal, — dit un vieux postillon... Enfin, tu portes ses bottes !... — Mais oĂč prendre une croix ? On ne peut pas la faire avec des bĂ»ches. — Que dis-tu ! On n’en fera pas avec desbĂ»ches, mais prends une hache et va dans le bois, de bon matin, et tu en feras une. Tu couperas un frĂȘne et ça fera une croix ; autrement il faut encore donner de l’eau-de-vie au gardien ; si l’on voulait donner de l’eau-de-vie Ă  chaque canaille, on n’en finirait pas. Tiens, rĂ©cemment, j’ai cassĂ© une volige, alors j’en ai coupĂ© une nouvelle, superbe. Personne n’a dit mot. Le matin, Ă  l’aube, SĂ©rioja prit une hache et alla au bois. Tout Ă©tait couvert d’une froide rosĂ©e qui tombait encore et n’était pas Ă©clairĂ©e par le soleil. L'orient s’éclairait peu Ă  peu et reflĂ©tait sa lumiĂšre faible sur la voĂ»te du ciel couvert de nuages lĂ©gers. Pas une petite herbe, en bas, pas une feuille de la plus haute branche des arbres ne remuait. Seuls les bruits d’ailes, qu’on entendait parfois dans l’épaisseur du bois, ou leur frottement sur le sol, rompaient le silence de la forĂȘt. Tout-Ă -coup, un son Ă©trange... et la nature Ă©clata et s’embrasaĂ  la lisiĂšre de la forĂȘt. Mais de nouveau les bruits retentirent et se rĂ©pĂ©tĂšrent en bas prĂšs des troncs immobiles. La cime d’un arbre tremblait extraordinairement , ses feuilles semblaient murmurer 26 TROIS MORTS quelque chose, et la fauvette perchĂ©e sur l’une des branches, voleta deux fois en sifflant, et, en agitant sa petite queue, s’installa sur un autre arbre. En bas, la hache craquait de plus en plus sourdement. De gros copeaux blancs tombaient sur l’herbe humide de rosĂ©e ; un craquement lĂ©ger accompagnait le coup. L’arbre vacillant tout entier se penchait vivement, se redressait en Ă©branlant profondĂ©ment ses racines. Pour un moment, tout Ă©tait calme, mais de nouveau l’arbre se courbait, sa tige craquait, et, brisant ses branches et ses feuilles, son sommet touchait le sol humide. Les sons de la hache et des pas se turent. La fauvette, en sifflant, sauta plus haut, la petite branche qu'elle accrocha avec ses ailes se balança un moment et s’arrĂȘta, comme les autres, avec toutes ses feuilles. Les arbres avec leurs branches immobiles se dressaient encore plus joyeux sur l’espace Ă©largi. Les premiers rayons du soleil, en perçant les nuages transparents, brillaient sur le ciel et se dispersaient sur la terre et le ciel. Le brouillard, par ondes, commençait Ă  glisser dans les ravins. La rosĂ©e brillait en se jouant dans la verdure ; de petits nuages blancs, transparents, blanchissaient et couraient sur la voĂ»te bleue. Les oiseaux s’ébattaient dans le fourrĂ© et comme Ă©perdus gazouillaient quelque chose d’heureux. Les feuilles lui- TROIS MORTS 27 santĂ©s, calmes murmuraient dans les cimes, et les branches des arbres vivants s agitaient lentement, majestueusement au-dessus de l’arbre tombĂ©, mort. É'IH ‱ f ’ SS -y *;;‱.' POLIKOUCHKA NOUVELLE 1860 ES' i=]r*ĂŻĂŻ?Ăź mm vK-Ɠ^M' POLIKOUCHKA NOUVELLE 18 6 0 I — Gomme madame l’ordonnera! Seulement, ils sont bien Ă  plaindre les Doutlov. Tous, ce sont de braves garçons!... Si maintenant nous n’envoyons pas Ă  l’enrĂŽlement un des dvorovoĂŻ 1, alors, c’est pour sĂ»r quelqu’un d’entre eux qui devra partir, — disait l’intendant. — MĂȘme tout le monde les dĂ©signe dĂ©jĂ . Cependant, puisque c’est votre volontĂ©... Et il remit sa main droite sur sa main gauche, les posa toutes les deux sur son ventre, puis, pen- 1 On appelait dvorovoĂŻ, tous les serfs qui n’avaient pas de terre, habitaient dans la cour du seigneur et dans les dĂ©pendances, et qui s’occupaient de divers travaux domestiques ; certains seigneurs en avaient quelques centaines et plus. 32 POLIKOUCHKA chant la tĂȘte de cĂŽtĂ©, il aspira ses lĂšvres minces en les faisant presque claquer, leva les yeux et se tut avec l’intention Ă©vidente de se taire longtemps et d’écouter, sans contredire, toutes les bĂȘtises que madame ne manquerait pas de lui dire. C’était l’intendant, choisi parmi les dvorovoĂŻ. RasĂ©, en longue redingote d’une coupe particuliĂšre, adoptĂ©e par les intendants, ce soir d’automne, il faisait son rapport devant la maĂźtresse. Selon les conceptions de madame, le rapport consistait Ă  Ă©couter les comptes rendus de ce qui s’était passĂ© Ă  l’exploitation, et Ă  donner des ordres pour les affaires Ă  venir. Selon les conceptions de l’intendant Égor MikhaĂŻlovitch, le rapport, c’était l’obligation d’ĂȘtre debout sur ses deux jambes, dans un coin, le visage tournĂ© vers le divan, d’écouter un bavardage dĂ©pourvu de tout rapport avec les affaires, et, par divers moyens, d’amener madame Ă  rĂ©pondre bientĂŽt avec impatience Bon, bon » Ă  toutes les propositions de Égor MikhaĂŻlovitch. A prĂ©sent, il s’agissait du recrutement. Du domaine PokrovskoĂŻe il fallait envoyer trois recrues. Deux Ă©taient nettement dĂ©signĂ©es par le sort mĂȘme, par la coĂŻncidence des conditions familiales, morales et Ă©conomiques. Sur ces deux recrues il ne pouvait y avoir d’hĂ©sitation ni de discussion soit de la part du mir 1, 1 AssemblĂ©e des chefs de famille des paysans du village qui gĂšre les affaires intĂ©rieures du village. POLIKOUCHKA 33 soit de la part de la maĂźtresse, soit du cĂŽtĂ© de l’opinion publique. Le choix de la troisiĂšme recrue Ă©tait discutable. L’intendant voulait protĂ©ger les trois Doutlov et envoyer un serf, Polikouchka, pĂšre de famille, qui avait une trĂšs mauvaise rĂ©putation et qu’on avait surpris, plusieurs fois, Ă  voler des sacs, des guides, du foin. La propriĂ©taire, qui caressait souvent les enfants dĂ©guenillĂ©s de Polikouchka, et, par des citations de l’évangile, essayait de le remettre dans la bonne voie, ne voulait pas le faire enrĂŽler. D’autre part, elle ne voulait pas de mal aux Doutlov, qu’elle ne connaissait pas et qu’elle n’avait jamais vus; mais on ne sait pourquoi, elle ne pouvait rien comprendre, et l’intendant ne se dĂ©cidait pas Ă  lui expliquer carrĂ©ment qu’à dĂ©faut de Polikouchka un Doutlov serait enrĂŽlĂ©. Mais, je ne veux pas le malheur des Doutlov »,— disait-elle avec Ăąme. — Alors, payez trois cents roubles pour un homme ». VoilĂ  ce qu’il fallait lui rĂ©pondre. Mais la politique ne l’admettait pas. Ainsi Égor MikhaĂŻlovitch s’installait tranquillement, mĂȘme s’appuyait au mur de façon visible, et gardant sur son visage une expression obsĂ©quieuse, commençait Ă  observer le tremblement des lĂšvres de madame, le mouvement de la ruche de son bonnet dans l’ombre projetĂ©e sur le mur et sur les tableaux. Mais il ne trouvait pas du tout — vi. — Polikouchka . 3 TolstoĂŻ 34 POLIKOUCHKA nĂ©cessaire de pĂ©nĂ©trer le sens de ses paroles. Madame parlait beaucoup et lentement. Chez lui, les contractions d’un bĂąillement nerveux se dessinaient derriĂšre les oreilles, mais, il le dissimula habilement, et, portant la main Ă  sa bouche, feignit de tousser. J’ai vu rĂ©cemment, lord Palmerston, demeurer assis, coiffĂ© de son chapeau, pendant que les membres de l’opposition Ă©crasaient le ministĂšre, et, tout Ă  coup, se lever et rĂ©pondre par un discours de trois heures Ă  toutes les objections de ses adversaires. J’ai vu cela et ne m’en Ă©tonnai pas, car j’avais vu des milliers de fois quelque chose de semblable entre Egor MikhaĂŻlovitch et sa propriĂ©taire. Avait-il peur de s’endormir, ou lui semblait-il qu’elle s’emportait dĂ©jĂ  trop, il transportait le poids de son corps du pied gauche au pied droit et commençait, comme toujours, par sa phrase sacramentelle — Comme vous voudrez, madame, seulement... seulement l’assemblĂ©e est maintenant chez moi, devant le bureau, et il faut en finir. Dans l’ordre, on dit qu’il faut amener les recrues Ă  la ville avant l’Assomption et les paysans dĂ©signent les Doutlov, il n’y en a pas d’autres. Le mir ne garde pas vos intĂ©rĂȘts ; ça leur est bien Ă©gal que nous ruinions les Doutlov, je sais donc quelle peine ils se sont donnĂ©e. Ainsi, depuis que je suis gĂ©rant, ils vivent toujours pauvrement. Le POLIKOUCHKÀ 35 vieux, Ă  grand peine, a attendu son neveu, le cadet, et maintenant, il faut de nouveau le ruiner. Et moi, veuillez considĂ©rer que je me soucie de vos propres intĂ©rĂȘts comme des miens. C’est dommage,, madame, comme il vous plaira. Ce ne sont ni mes parents ni mes frĂšres et je n’ai rien reçu d’eux... — Mais je n’en doute pas, Egor — interrompit la maĂźtresse; et aussitĂŽt elle pensa qu’il Ă©tait achetĂ© par les Doutlov. — ... Mais ils ont la meilleure cour de Pokrovs- koiĂ©; ce sont des paysans craignant Dieu, travailleurs, le vieux, pendant trente ans, a Ă©tĂ© mar- guillier; il ne boit pas de vin, ne jure jamais et va aux offices l’intendant connaissait le point sensible; et le principal, c’est qu’il n’a que deux fils, les autres sont des neveux. Le mir les dĂ©signe, et, Ă  vrai dire, ceux qui ont deux travailleurs devraient tirer au sort. Les autres, mĂȘme ceux qui ont trois fils, se sont sĂ©parĂ©s, et maintenant ils ont raison ; et ceux-ci doivent souffrir Ă  cause de leur vertu. Ici, madame ne comprit dĂ©jĂ  plus rien. Elle ne comprenait pas ce que signifiait le sort de deux travailleurs », la vertu » ; elle n’entendait que des sons et observait les boutons de nankin de la redingote de l’intendant. Le bouton supĂ©rieur, qu’il boutonnait sans doute moins souvent, Ă©tait solidement attachĂ©, ceux du milieu pendaient dĂ©jĂ  tout-Ă -fait et demandaient depuis longtemps Ă  36 POLIKOUCHKA ĂȘtre recousus. Mais, comme chacun sait, pour les conversations, surtout pour les conversations d’affaires, il n’est pas nĂ©cessaire de comprendre tout ce qu’on vous dit, il suffĂźt de se rappeler ce qu’on veut dire soi-mĂȘme. Ainsi faisait madame. — Pourquoi ne pas vouloir comprendre, Egor MikhaĂŻlovitch? — dit-elle. — Je ne dĂ©sire pas du tout qu’un Doutlov soit soldat. Tu me connais assez, il me semble, pour savoir que je fais tout ce que je peux pour aider mes paysans et que je ne veux point leur malheur. Tu sais que je suis prĂȘte Ă  tout sacrifier pour me dĂ©barrasser de cette triste nĂ©cessitĂ© et ne donner ni Doutlov, ni Khoruchkine. Je ne sais pas s’il vint en tĂȘte Ă  l’intendant que pour se dĂ©barrasser de cette triste nĂ©cessitĂ© il ne fallait pas sacrifier tout, mais seulement trois cents roubles, en tout cas, il pouvait facilement y penser. Je te dirai simplement une chose Ă  aucun prix je n’enverrai PolikeĂŻ. Lorsqu’aprĂšs cette affaire de la pendule, qu’il m’avoua lui-mĂȘme, il me jura en pleurant qu’il se corrigerait, j’ai causĂ© longtemps avec lui, et j’ai vu qu’il Ă©tait touchĂ© et se repentait sincĂšrement. Ah! elle commence sa chanson », pensa Egor MikhaĂŻlovitch ; et il se mit Ă  regarder la confiture, qui Ă©tait mise dans un verre d’eau est-elle Ă  l’orange ou au citron?... probablement amĂšre » pensa-t-il. Depuis sept mois il ne s’est pas enivrĂ© une seule fois et s’est conduit fort bien. Sa POLIKOUCHKA 37 femme m’a dit qu’il Ă©tait devenu un tout autre homme. Et comment veux-tu que je le punisse maintenant qu’il s’est amendĂ©? N’est-ce pas affreux d’enrĂŽler un homme qui a cinq enfants et qui est seul Ă  les faire vivre? Non, ne m’en parle pas, cela vaudra mieux. Et la dame but quelques gorgĂ©es. Egor MikhaĂŻlovitch suivit le passage du liquide dans la gorge, et ensuite objecta briĂšvement et froidement — Alors vous ordonnez d’envoyer Doutlov ! La dame frappa des mains. — Mais pourquoi ne peux-tu pas me comprendre ? Est-ce que je dĂ©sire le malheur des Doutlov? Ai-je quelque chose contre eux? Dieu m’est tĂ©moin que je suis prĂȘte Ă  faire tout pour eux. Elle regardait le tableau dans le coin mais se souvint que ce n’était pas l’image de Dieu. Ça ne fait rien, il ne s'agit pas de cela » pensa-t-elle. C’était Ă©trange que cette fois encore elle ne songeĂąt pas aux trois cents roubles. Mais qu’y puis-je faire? Sais-je quoi? comment? Je ne puis le savoir. Eh bien, je m’en rapporte Ă  toi, tu sais ce que je veux. Fais en sorte que tous soient satisfaits; que ce soit Ă©quitable. Que faire? Ils ne sont pas les seuls, tous ont des moments pĂ©nibles. Mais on ne peut envoyer PolikeĂŻ. Comprends donc que ce serait affreux de ma part ! Elle eĂ»t parlĂ© encore longtemps, tant elle Ă©tait 38 POLIKOUCHKA animĂ©e, mais Ă  ce moment la bonne entra dans la chambre. — Qu’as-tu, Douniacha? — Un paysan vient d’arriver, il veut demander Ă  Egor MikhaĂŻlovitch s’il ordonne que l’assemblĂ©e attende, — dit Douniacha, et elle regarda avec colĂšre Egor MikhaĂŻlovitch. Quel diable d’intendant! pensait-elle. Il a troublĂ© la maĂźtresse, et maintenant elle ne me laissera pas dormir avant deux heures du matin. — Alors, va Egor, et fais pour le mieux. — J’obĂ©is. DĂ©jĂ  il ne parlait plus de Doutlov. Et qui ordonnez-vous d’envoyer pour chercher l’argent du jardinier? — PĂ©troucha n’est-il pas de retour de la ville? — Non — Et Nicolas, ne peut-il y aller? — Mon pĂšre est couchĂ©, il a mal aux reins, — dit Douniacha. — Ne voulez-vous pas m’ordonner de partir moi-mĂȘme demain? demanda l’intendant. — Non, on a besoin de toi ici, Egor. La dame rĂ©flĂ©chit. Combien d’argent? — Quatre cent soixante-deux roubles. — Envoie PolikeĂŻ, dit la maĂźtresse, en regardant rĂ©solument le visage d’Egor MikhaĂŻlovitch. Egor MikhaĂŻlovitch, sans desserrer les dents, POLIKOUCHKA 39 Ă©largit sa bouche comme en un sourire, et son visage ne broncha pas. — J’obĂ©is. — Envoie-le chez moi. Egor MikhaĂŻlovitch partit Ă  son bureau. II PolikeĂŻ, homme infime, tarĂ©, et, qui pis est, venu d’un autre village, ne trouvait de protection ni chez la sommeliĂšre, ni chez le sommelier, ni chez l’intendant, ni chez la femme de chambre, et son coin Ă©tait le pire, bien qu’avec sa femme et ses enfants, ils fussent sept. Les coins avaient Ă©tĂ© construits, au temps du feu seigneur, de la façon suivante. Au centre d’une izba de pierre de dix archines 1 se trouvait un poĂȘle, autour duquel Ă©tait mĂ©nagĂ© le colidor comme disaient les domestiques, et chaque angle Ă©tait sĂ©parĂ© par des planches; de sorte qu’il n’y avait pas beaucoup de place, surtout dans l’angle de PolikeĂŻ, voisin de la porte. Le lit nuptial avec une mince couverture et des oreillers de calicot, un berceau d’enfant, une petite table Ă  trois pieds, sur laquelle on prĂ©- 1 L’archine vaut 0 m 711. POLIKOUCHKA 41 parait, lavait et posait tous les objets de la famille et oĂč travaillait PolikeĂŻ lui-mĂȘme il s’occupait des chevaux, les seaux, les habits, les poules, un petit veau et les sept membres de la famille remplissaient l’angle, et l’on n’aurait pu s’y mouvoir si le poĂȘle commun ne leur eĂ»t donnĂ© sa quatriĂšme partie oĂč l’on mettait choses et gens, et s’ils n’avaient eu le perron pour sortir. À vrai dire, on ne pouvait pas sortir en octobre il faisait froid, et en fait de vĂȘtement chaud il n’y avait qu’un touloupe pour sept; mais en revanche on pouvait se rĂ©chauffer, les enfants en courant, les grands ‱en travaillant; et les uns et les autres grimpaient sur le poĂȘle chauffĂ© parfois Ă  quarante degrĂ©s. Il semble terrible qu’on puisse vivre dans de telles conditions, mais pour eux ce n’était rien ; ils y Ă©taient accoutumĂ©s. Akoulina lavait, cousait, pour ses enfants et son mari ; elle travaillait au mĂ©tier et blanchissait la toile ; elle prĂ©parait les aliments, dans le poĂȘle commun, s'invectivait et potinait avec les voisines. La provision du mois Ă©tait suffisante non seulement pour les enfants mais encore pour la vache ; le bois et la nourriture du bĂ©tail venaient de chez les maĂźtres. Parfois on donnait du foin de l’écurie. Ils avaient un petit morceau de potager ; la vache avait donnĂ© un veau ; ils Ă©levaient des poules. PolikeĂŻ soignait les chevaux de l’écurie, il saignait les chevaux et le bĂ©tail, nettoyait leurs sabots, leur donnait des mixtures de 42 POLIKOÜCHKA sa propre invention et, parfois, recevait en rĂ©compense, de l’argent et des vivres. Parfois aussi, il lui restait de l’avoine des maĂźtres. Dans le village il y avait un paysan qui, rĂ©guliĂšrement, chaque mois, pour deux mesures d’avoine, lui donnait vingt livres de mouton. La vie eĂ»t Ă©tĂ© supportable s’il n’y avait eu un ennui, et il y en avait un grand qui pesait sur toute la famille. PolikeĂŻ, dans sa jeunesse, vivait dans un autre village et s’occupait dans un haras. Le palefrenier avec qui il travaillait, Ă©tait le plus grand voleur du pays ; il finit par la dĂ©portation. PolikeĂŻ avait fait son apprentissage chez ce palefrenier, et dĂšs l’enfance, il s’était tellement habituĂ© Ă  ces bĂȘtises, que, par la suite, malgrĂ© la louable intention de se mieux conduire, il en fut incapable. Il Ă©tait jeune, faible, sans pĂšre ni mĂšre, sans personne pour le corriger. PolikeĂŻ aimait Ă  boire, et ne supportait pas, en quelque endroit que ce fĂ»t, qu’un objet quelconque fĂ»t mal gardĂ© la grosse corde, la sellette, la serrure, la cheville, ou autre chose de plus de valeur trouvaient place chez PolikeĂŻ Ilitch. Partout il y avait des gens qui recĂ©laient ces objets et les payaient, par consentement mutuel, avec du vin ou de l’argent. Ces gains sont les plus faciles, dit le peuple ils n’exigent ni Ă©tudes, ni travail, rien, et quand on en a essayĂ© une fois, on ne veut pas d’autre mĂ©tier. Il n’y a qu’un seul inconvĂ©nient Ă  cette sorte de gain on trouve tout Ă  bon marchĂ© POLIKOUCHli A -43 et facilement, la vie est agrĂ©able, mais, tout Ă  coup, Ă  cause de mĂ©chantes gens, l’industrie ne marche plus, il faut payer pour tout Ă  la fois, et l’on ne sera plus heureux de toute sa vie. C’est ce qui Ă©tait arrivĂ© Ă  PolikeĂŻ. PolikeĂŻ se maria; Dieu lui envoyait le bonheur sa femme, la fille du bouvier, Ă©tait forte, intelligente, travailleuse, et lui donna des enfants tous plus beaux les uns que les autres. PolikeĂŻ continuait son commerce et tout allait bien. Mais, tout Ă  coup, la dĂ©veine s’abattit sur lui ; il fut pincĂ©. Il fut pincĂ© pour une bagatelle il avait dĂ©robĂ© des guides Ă  un paysan. On le prit ; il fut battu, dĂ©noncĂ© Ă  la propriĂ©taire, et on se mit Ă  le surveiller. Il fut repris une deuxiĂšme fois, une troisiĂšme fois. Les gens commençaient Ă  l’injurier ; l’intendant le menaçait du service militaire, la maĂźtresse lui faisait des rĂ©primandes. Sa femme se mit Ă  pleurer, devint triste ; tout allait mal. C’était un homme bon, pas mĂ©chant, mais faible, buveur, et il ne pouvait rĂ©frĂ©ner son mauvais penchant. Parfois sa femme l’injuriait, le battait mĂȘme quand il rentrait ivre ; et lui, il pleurait. — Malheureux que je suis, — disait-il, — que puis-je faire ? Que mes yeux se crĂšvent ! Je cesserai, je ne le ferai plus. » Bast ! un mois aprĂšs, il quitte la maison, s’enivre et disparaĂźt pendant deux jours. Mais il prend de l’argent quelque part, pour faire la noce », ra- 44 POLIKOUCHKA tiocinaient les gens. Sa derniĂšre affaire Ă©tait celle de la pendule du bureau, une vieille pendule qui ne marchait plus depuis longtemps. Une fois, par hasard, il entra seul dans le bureau ouvert. Cette pendule le tenta, il la prit et la vendit en ville. Par un fait exprĂšs, le marchand qui acheta la pendule Ă©tait parent d’une domestique, et, pendant les fĂȘtes, il vint au village et parla de la pendule. On commença Ă  chercher, comme si c’était nĂ©cessaire Ă  quelqu’un. L’intendant, surtout, n’aimait pas PolikeĂŻ, et l’on trouva. Madame fut informĂ©e de l’affaire ; elle appela PolikeĂŻ. Il tomba Ă  genoux aussitĂŽt, et avoua tout d’une façon touchante, comme sa femme lui avait appris Ă  le faire. Ce fut trĂšs bien. Madame se mit Ă  le sermonner puis parla, parla, admonesta, invoqua Dieu, la vertu, la vie future, la femme, les enfants, et l’amena jusqu’aux larmes. Madame lui dit — Je te pardonne, mais promets-moi que tu ne le feras plus jamais. — Je ne le ferai jamais! Que je disparaisse! Qu’on m’arrache les entrailles ! dit PolikeĂŻ. Et il pleurait pitoyablement. PolikeĂŻ, revenu Ă  la maison, brailla toute la journĂ©e comme un petit veau, et resta sur le poĂȘle. Depuis, on n’eut rien Ă  lui reprocher. Mais sa vie n’était plus gaie. Les gens le regardaient comme un voleur, et, quand vint l’époque de l’enrĂŽlement, tout le monde le dĂ©signa. POLIKOUCHKA 45 PolikeĂŻ, comme on l’a dĂ©jĂ  dit, s’occupait des chevaux. Gomment Ă©tait-il devenu tout Ă  coup vĂ©tĂ©rinaire, personne ne le savait, et encore moins lui-mĂȘme. Quand il travaillait au haras, chez le palefrenier dĂ©portĂ©, il n’avait pas d’autre fonction que de nettoyer le fumier des Ă©curies, parfois, de panser les chevaux, et d’apporter de l’eau. Ce n’était donc pas lĂ  qu’il avait pu apprendre. Ensuite il avait Ă©tĂ© tisserand, puis jardinier, il ratissait les allĂ©es; aprĂšs, par punition, il avait dĂ» faire des briques, ensuite, Ă  la corvĂ©e, il remplissait les fonctions de portier chez un marchand. LĂ  non plus, il n’avait donc pas eu de pratique. Mais dans les derniers temps, le bruit de son habiletĂ© merveilleuse en mĂ©decine vĂ©tĂ©rinaire commençait Ă  se rĂ©pandre. Il fit une saignĂ©e, puis une autre, ensuite il fit Ă©tendre Ă  terre un cheval et lui gratta quelque chose dans la cuisse; aprĂšs quoi, il exigea qu’on mĂźt le cheval dans un travail et lui coupa le jarret jusqu’au sang, malgrĂ© que l’animal se dĂ©battĂźt et poussĂąt mĂȘme des cris ; il expliqua que cela signifiait verser le sang de dessous le sabot. » Ensuite, il expliqua Ă  un moujik qu’il Ă©tait nĂ©cessaire de saigner deux veines pour la plus grande facilitĂ©. » et il se mit Ă  frapper Ă  coups de maillet sur la lancette Ă©moussĂ©e, aprĂšs quoi il passa sous le ventre du cheval une bande faite du fichu de sa femme. Enfin, il continua Ă  soigner toutes les maladies avec du sel de vitriol mouillĂ© du con- 46 POLIKOUCHKA tenu d’une fiole, et Ă  donner pour l’usage interne ce qui lui venait en tĂȘte. Et plus il faisait souffrir les chevaux, plus il en tuait, plus on croyait en lui, plus on venait le chercher. Je sens qu’il n’est pas tout Ă  fait convenable pour nous, les seigneurs, de nous moquer de PolikeĂŻ. Le procĂ©dĂ© qu’il employait pour inspirer la confiance Ă©tait le mĂȘme que celui qui influençait nos pĂšres, le mĂȘme que celui qui agit sur nous et agira sur nos enfants. Le paysan qui appuie son ventre sur la tĂȘte de sa jument, son unique richesse, presque un membre de la famille, et qui, avec un sentiment mĂȘlĂ© de foi et de terreur, regarde le visage de PolikeĂŻ gravement froncĂ© et ses mains fines, aux manches retroussĂ©es, avec lesquelles il presse prĂ©cisĂ©ment exprĂšs le point douloureux-et coupe hardiment la chair vivante, alors qu’il se dit Ă  part lui Bah ! ça passera peut- ĂȘtre », et feint de savoir oĂč est le sang, oĂč est la matiĂšre, oĂč la veine sĂšche, oĂč la veine pleine, et tient entre les dents le torchon guĂ©risseur ou la fiole au vitriol, — ce paysan, dis-je, ne peut pas croire que PolikeĂŻ lĂšve la main pour couper au hasard. Lui-mĂȘme ne pourrait le faire. Une fois l’entaille pratiquĂ©e, il ne se reprochera pas d’avoir fait couper en vain. Je ne sais si vous avez Ă©prouvĂ© ce sentiment, mais moi je l’ai ressenti devant le docteur qui, sur ma demande, a tourmentĂ© des gens chers Ă  mon cƓur. La lancette et la mystĂ©- P0LIK0UC1IKA 47 rieuse fiole blanche avec le sublimĂ©, et les paroles foulure, hĂ©morrhoĂŻdes, saignĂ©e , matiĂšre , etc., ne sont-ce pas les mĂȘmes que nerfs % rhumatismes , organismes, etc.? Le vers Wage du zu irren und zu traĂŒmenl se rapporte moins aux poĂštes qu’aux mĂ©decins et aux vĂ©tĂ©rinaires. 1 Aie le courage de te tromper et de rĂȘver. » III Le mĂȘme soir, alors que l’assemblĂ©e qui choisissait la recrue criait prĂšs du bureau, dans le brouillard froid d’une nuit d’octobre, PolikeĂŻ Ă©tait assis au bord du lit, prĂšs de la table, et Ă©crasait avec une bouteille un ingrĂ©dient inconnu de lui- mĂȘme, destinĂ© Ă  un cheval. Il y avait du sublimĂ©, du soufre, du sel de Glauber, et de l’herbe que PolikeĂŻ cueillait. Une fois il s’était imaginĂ© que cette herbe Ă©tait bonne pour la pousse, et il ne trouvait pas inutile de la donner aussi dans d’autres cas. Les enfants Ă©taient dĂ©jĂ  couchĂ©s deux sur le poĂȘle, deux dans le lit, un dans le berceau, prĂšs duquel Ă©tait assise Akoulina devant son mĂ©tier. Un bout de bougie, du bougeoir de maĂźtre, mal gardĂ©, Ă©tait sur le bord de la fenĂȘtre dans un chandelier de bois ; et, pour que son mari ne se dĂ©tachĂąt pas de ses occupations graves, Akoulika se levait pour moucher la mĂšche avec ses doigts. POLIkOL'CHlvA 49 Quelques esprits forts considĂ©raient PolikeĂŻ comme un vĂ©tĂ©rinaire ignorant et une cervelle vide. D’autres, la majoritĂ©, le regardaient comme un mauvais sujet, mais un grand maĂźtre en son art, et Akoulina, bien qu’elle injuriĂąt souvent son mari et au besoin le battit, le considĂ©rait indubitablement comme le meilleur vĂ©tĂ©rinaire et l’homme le plus capable » au monde. PolikeĂŻ versa dans le creux de sa main un ingrĂ©dient quelconque il n’employait pas de balances et parlait ironiquement des pharmaciens allemands qui s’en servaient, — Ça, disait-il, ce n’est pas une pharmacie. » PolikeĂŻ secoua son ingrĂ©dient, il n’en trouva pas assez et en versa dix fois plus. Je mettrai tout, ça le relĂšvera mieux », se dit-il. Akoulina se retourna rapidement Ă  la voix de son maĂźtre, en attendant des ordres. Mais, en s’apercevant qu’il ne s’adressait pas Ă  elle, elle haussa les Ă©paules. Tout de mĂȘme, quel esprit!... Et oĂč prend-il ça! » pensa-t-elle ; et elle se remit au mĂ©tier. Le papier qui avait enveloppĂ© l’ingrĂ©dient tomba sous la table. Akoulina ne l’y laissa pas. — Anutka ! ton pĂšre a laissĂ© tomber quelque chose, ramasse. Anutka sortit ses petites jambes maigres, nues, du manteau qui la couvrait ; elle passa sous la table comme un petit chat, et prit le papier. — Voici, petit pĂšre — Et ses petites jambes gelĂ©es disparurent de nouveau dans le lit. TolstoĂŻ. — vi. — Polikouchka 4 50 POLIKOUCHKA — Pourquoi tu pousses? glapit la sƓur cadette d’une voix zĂ©zĂ©yante et endormie. — Je vous... ! — fĂźt Akoulina, et les deux tĂȘtes disparurent sous le manteau. — S’il donne trois roubles, dit PolikeĂŻ en bouchant la bouteille, je guĂ©rirai le cheval. C’est en core bon marchĂ©, ajouta-t-il. Va, casse-toi la tĂȘte ! Akoulina, va demander un peu de tabac chez Nikita. Je le rendrai demain. Et PolikeĂŻ tira de la poche de son pantalon une pipe en tilleul, jadis peinte, avec de la cire en guise de tuyau, et se mit Ă  la prĂ©parer. Akoulina quitta son mĂ©tier et sortit, sans s’accrocher nulle part, ce qui Ă©tait trĂšs difficile. PolikeĂŻ ouvrit une petite armoire, y mit le flacon, et prit un litre vide qu’il porta Ă  sa bouche, il n’y avait plus d’eau-de-vie. Il fronça les sourcils, mais lorsqu’avec le tabac que sa femme lui apporta, il eĂ»t bourrĂ© sa pipe, et qu’il la fuma assis au bord du lit, son visage brillait de la fiertĂ© joyeuse d’un homme qui a terminĂ© son travail quotidien. Peut-ĂȘtre songeait- il comment il s’y prendrait'le lendemain pour saisir la langue du cheval et lui verser dans la bouche la mixture Ă©tonnante, ou se disait-il qu’on trouve un homme toujours bien, quand on a besoin de lui, et que somme toute Nikita avait quand mĂȘme donnĂ© du tabac ». Il se sentait bien. Mais soudain, la porte, qui Ă©tait suspendue sur un seul gond, s’ouvrit et dans le coin apparut une jeune fille d’en haut, POLIKOUCHKA 51 pas la deuxiĂšme, mais la troisiĂšme, la petite qu’on gardait pour les courses; en haut , chacun le sait, signifiait la maison des maĂźtres, mĂȘme quand elle Ă©tait en bas. Axutka, c’était le nom de la fillette, courait toujours avec la rapiditĂ© d’une flĂšche, elle ne pliait pas les bras mais les remuait comme un balancier, non pas le long des cĂŽtes, mais devant le corps, dans une cadence qui suivait la rapiditĂ© de ses mouvements. Ses joues Ă©taient toujours plus roses que sa robe rose ; sa langue remuait toujours avec la mĂȘme vĂ©locitĂ© que les jambes. Elle bondit dans la chambre, et s’accrochant au poĂȘle, elle se mit Ă  se balancer, puis comme si elle avait le dĂ©sir de ne pas dire plus de trois paroles Ă  la fois, elle prononça d’une voix suffocante, en s’adressant Ă  Akoulina — Madame ordonne Ă  PolikeĂŻ Ilitch de venir tout de suite en haut, ordonne... elle s'arrĂȘta et respira profondĂ©ment. Egor MikhaĂŻlovitch Ă©tait chez madame, on a parlĂ© des recrues, on a nommĂ© PolikeĂŻ Ilitch... Avdotia MikhaĂŻlovna a ordonnĂ© qu’il vienne tout de suite. Madame a ordonnĂ©... elle respira de nouveau’» qu’il vienne tout de suite. Pendant une demi-minute, Axutka regarda PolikeĂŻ, Akoulina et les enfants qui se montraient sous la couverture, prit une coquille de noisette qui Ă©tait sur le poĂȘle, la jeta Ă  Anutka, prononça encore une fois Venir tout de suite », puis, comme le vent, bondit hors de la chambre, et les balanciers. POLIKOUCIIKA 52 avec leur rapiditĂ© habituelle, s’agitĂšrent en travers de la ligne de sa course. Akoulina se leva et donna les bottes Ă  son mari. Lesbottes, des bottes de soldat, Ă©taient mauvaises, dĂ©chirĂ©es. Elle prit le cafetan qui Ă©tait sur le poĂȘle et le lui tendit sans le regarder. — Ilitch, tu ne changes pas de chemise? — Non, — dit PolikeĂŻ. Akoulina ne regarda pas une seule fois son visage pendant, qu’en silence, il se' chaussait et s’habillait. Et elle fĂźt bien. Le visage de PolikeĂŻ Ă©tait pĂąle, sa mĂąchoire infĂ©rieure tremblait, et ses yeux avaient cette expression geignarde, timide, profondĂ©ment malheureuse qui ne se rencontre que chez les hommes bons, faibles et coupables. Il se peigna puis voulut partir. Sa femme l’arrĂȘta, lui arrangea le pan de la chemise qui Ă©tait sur Varmiak et lui mit son bonnet. — Quoi ! PolikeĂŻ Ilitch ! est-ce que madame vous demande ? fĂźt entendre Ă  travers la cloison, la voix de la femme du menuisier. La femme du menuisier, le matin mĂȘme, avait eu une grosse dispute avec Akoulina, Ă  cause d’un pot de lessive que les enfants de PolikeĂŻ avaient renversĂ© chez elle, et, au premier moment, il lui Ă©tait agrĂ©able de comprendre que PolikeĂŻ Ă©tait appelĂ© chez madame probablement ce n’était pas pour Son bien. En outre c’était une fine mouche, mĂ©^ POLIKOUCHKA 53 chante, personne mieux qu’elle savait vous mortifier d’un mot, c’est du moins ce qu’elle pensait d’elle mĂȘme. — On veut sans doute l’envoyer Ă  la ville pour les achats, — continua-t-elle. — Je pense qu’on veut un homme sĂ»r, alors on vous envoie. Dans ce cas, achetez-moi un quart de thĂ©, PolikeĂŻ Ilitch. Akoulina retenait ses larmes et ses lĂšvres se crispaient mĂ©chamment. Elle aurait voulu crĂȘper le chignon de cette mĂ©gĂšre. Mais quand elle regarda ses enfants, Ă  l’idĂ©e qu’ils allaient rester orphelins et elle, femme de soldat, elle oublia les railleries de la femme du menuisier, cacha son visage dans ses mains, s’assit sur le lit et sa tĂȘte tomba sur l’oreiller. — Petite maman, tu m’aplatis, — balbutia la fillette zĂ©zĂ©yante, en tirant son manteau, qui Ă©tait pris sous le coude de sa mĂšre. — Au moins fussiez-vous tous morts ! C’est pour le malheur que je vous ai mis au monde ! — cria Akoulina. Et ses sanglots emplirent la chambre, Ă  la grande joie de la femme du menuisier qui n’avait pas encore oubliĂ© la lessive du matin. Une demi-heure se passa. L’enfant criait. Akou- linaselevaet lui donna le sein. Elle ne pleurait dĂ©jĂ  plus, mais, de la main soutenant son visage maigre et encore joli, elle regardait fixement la chandelle qui touchait Ă  sa fin. Elle pensait pourquoi me suis-je mariĂ©e ; pourquoi faut-il tant de soldats? et comment puis-je me venger de la femme du menuisier? » Elle entendit les pas de son mari. Elle essuya ses larmes et se leva pour le laisser passer. PolikeĂŻ entra bravement. Il jeta son bonnet sur son lit, respira, et se mit Ă  enlever sa ceinture, — Eh bien quoi? Pourquoi t’a-t-elle fait appeler ? — Hum ! C’est connu ! Polikouchka c’est le dernier des hommes, et quand il y a quelque affaire c’est lui qu’on appelle ! C’est Polikouchka. — Quelle affaire ? POLIKOUCHKA 55 Polikouchka ne se hĂątait pas de rĂ©pondre. Il alluma sa pipe et cracha. — Elle m’a ordonnĂ© d’aller chez un marchand pour toucher de l’argent. — Apporter de l’argent? demanda Akoulina. Polikouchka sourit et hocha la tĂȘte. — Ah ! comme elle parle bien ! Toi, dit-elle, tu Ă©tais notĂ© comme un homme peu sĂ»r, seulement j’ai plus confiance en toi qu’en aucun autre. PolikeĂŻ parlait haut pour ĂȘtre entendu des voisins. Tu m’as promis de te corriger, alors, voici la premiĂšre des Ă©preuves nĂ©cessaires pour que je te croie. Va chez le marchand, — dit-elle, — prends l’argent, et rapporte-le moi. — Moi, dis-je, madame, tous vos serfs doivent vous servir comme Dieu. C’est pourquoi je sens que je peux faire tout pour votre santĂ© et ne refuse aucun travail; je remplirai tout ce que vous ordonnerez, parce que je suis votre esclave de nouveau il sourit, de ce sourire particulier d’un homme faible, bon et coupable. — Alors, dit- elle, ce sera sĂčr? Comprends donc que ton sort en dĂ©pend.— Comment, dis-je, pourrais-je ne pas comprendre que je puis faire tout? Si on vous a dit du mal de moi, on peut en dire autant de chacun, et moi, je crois n’avoir jamais pensĂ© rien contre votre bonheur. En un mot je l’ai enchantĂ©e si bien que madame est devenue tout Ă  fait souple. — Toi, dit-elle, tu seras mon homme de confiance. 56 POLIKOUCHKA Il se tut et de nouveau le mĂȘme sourire s’arrĂȘta sur son visage. Je sais bien comment il faut causer avec eux, quand j’étais Ă  la corvĂ©e... LemaĂźtre arrive, bondit, mais je n’avais qu’à lui parler, il se calmait tant, qu’il devenait comme du velours. — C’est beaucoup d’argent? — demanda Akou- lina. — Trois fois un demi-millier de roubles, — rĂ©pondit nĂ©gligemment PolikeĂŻ. Elle hocha la tĂȘte, — Quand faut-il partir ? — Elle a dit demain; Prends, dit-elle, le cheval que tu veux, va au bureau, et que Dieu t’accompagne. » — Dieu soit louĂ© ! — prononça Akoulina en se levant et se signant. — Que Dieu t’aide, Ilitch, — murmura-t-elle pour ne pas ĂȘtre entendue derriĂšre le cloison. Et le retenant par la manche de sa chemise — Ilitch, Ă©coute-moi ; je te supplie, au nom du Christ, quand tu partiras, baise la croix en jurant que tu ne boiras une seule goutte. — Tu crois que je boirai avec tant d’argent ! LĂ - bas, comme il y a quelqu’un qui joue du piano. C’est chic! ajouta-t-il aprĂšs un court silence et en souriant. — C’est sans doute la demoiselle. J’étais debout devant elle, devant madame, sur le seuil, et la demoiselle de l’autre cĂŽtĂ© de la porte. Elle se mit Ă  jouer, elle se mit Ă  jouer; c’est si beau! Je POLIKOUCHKA 57 jouerais, ma foi, j’arriverais, j’arriverais juste, je serais habile pour cela. Donne-moi pour demain une chemise propre. Et ils allĂšrent se coucher heureux. Pendant ce temps l’assemblĂ©e s’échauffait devant le bureau. L’affaire devenait sĂ©rieuse. Presque tous les paysans Ă©taient rĂ©unis et pendant qu’Egor MikhaĂŻlovitch Ă©tait chez la dame, les tĂȘtes Ă©taient couvertes, un plus grand nombre de voix prenaient part Ă  la discussion et ces voix devenaient plus bruyantes. Le bruit des voix Ă©paisses, interrompu de temps en temps par des paroles entrecoupĂ©es, rauques,'emplissait l’air, et ce vacarme parvenait, comme celui d’une mer houleuse, jusqu’aux fenĂȘtres de la maĂźtresse, qui en Ă©prouvait de l’inquiĂ©tude nerveuse, semblable Ă  celle qu’excite un fort orage. Elle Ă©tait tantĂŽt effrayĂ©e, tantĂŽt agacĂ©e. Il lui semblait toujours que les voix allaient devenir plus hautes et plus frĂ©quentes, que quelque chose allait arriver. Comme si l’on ne pouvait s’arranger doucement, avec calme, sans cris, selon la loi chrĂ©tienne, fraternelle et douce, » pensait-elle. POLIKOUCHKA 59 Beaucoup de voix parlaient ensemble, la plus haute Ă©tait celle de Fedor RiĂ©zoune, le charpentier. Il y avait dans sa famille deux travailleurs, et il tombait sur les Doutlov. Le vieux Doutlov se dĂ©fendait. Il vint devant la foule, derriĂšre laquelle il se tenait auparavant, et, tout suffocant, les bras largement Ă©cartĂ©s, ou tirant sa petite barbiche, il s’engouait si souvent qu’il lui Ă©tait difficile de comprendre lui-mĂȘme ce qu’il disait. Ses enfants et ses neveux, tous de beaux garçons, se serraient prĂšs de lui et le vieux Doutlov rappelait la poule dans le jeu du milan et des poussins. Le milan c’était RiĂ©zoune, et non RiĂ©zoune seul mais tous ceux qui ne comptaient que deux travailleurs ou un seul par famille presque toute l’assemblĂ©e tombait sur Doutlov. Il s’agissait de ceci le frĂšre de Doutlov, trente ans avant, avait Ă©tĂ© enrĂŽlĂ©, c’est pourquoi, Doutlov ne voulait pas ĂȘtre compris parmi les familles de trois travailleurs ; il voulait qu’on tĂźnt compte du service de son frĂšre et qu’on le rangeĂąt dans le sort commun parmi les familles de deux travailleurs, et qu’on choisĂźt parmi celles-ci la troisiĂšme recrue. Outre Doutlov, il y avait encore quatre familles de trois travailleurs ; mais l’un deux Ă©tait Ă©tait starosla 1. et la maĂźtresse l’avait dispensĂ© ; une autre famille, lors du dernier enrĂŽlement, avaitfourni une recrue, 1 L’ancien du village. f>0 POLIKOUCHKA chacune des deux autres avait donnĂ© un homme, si bien que l’un d’eux n’était mĂȘme pas venu Ă  l’as - semblĂ©e, seule sa femme attristĂ©e Ă©tait derriĂšre tout le monde, espĂ©rant vaguement que la roue tournerait peut-ĂȘtre pour son bonheur ; l’autre le roux Romane, en armiak dĂ©chirĂ©, bien qu’il ne fĂ»t pas pauvre, Ă©tait appuyĂ© au perron, et, la tĂȘte inclinĂ©, se taisait tout le temps ; parfois il regardait celui qui Ă©levait la voix, et de nouveau il baissait la tĂȘte. Toute sa personne respirait le malheur. Le vieux Semion Doutlov Ă©tait un homme tel, que'quiconque le connaissait un peu, lui eĂ»t donnĂ© Ă  garder des centaines et des milliers de roubles. C’était un homme modĂ©rĂ©, craignant Dieu, aisĂ©, en outre, il Ă©tait marguillier, aussi son acharnement Ă©tait-il d’autant plus Ă©tonnant. RiĂ©zoune, le charpentier, Ă©tait au contraire un gaillard de haute taille, brun, tapageur, ivrogne, hardi et particuliĂšrement habile dans les discussions et les querelles, dans les assemblĂ©es, aux marchĂ©s, avec les ouvriers, les marchands, les paysans ou les maĂźtres. Maintenant il Ă©tait calme, mordant, et de toute la hauteur de sa taille, de toute la force de sa voix sonore et de son talent oratoire, il Ă©crasait le marguillier qui suffoquait etperdait pied. A la discussion prenaient part aussi Garasska, Kopilov, encore jeune, le visage rond, la tĂȘte POLIKOUCIIKA 61 carrĂ©e, la barbe frisĂ©e, l’un des parleurs de la gĂ©nĂ©ration postĂ©rieure Ă  RiĂ©zoune, qui se distinguait par sa parole raide, et avait dĂ©jĂ  une certaine autoritĂ© dans l’assemblĂ©e. Ensuite, Feodor MelnitchnĂŻ, un paysan jaune, maigre, long, voĂ»tĂ©, jeune encore, la barbe rare, les yeux toujours rageurs et sombres. Il prenait tout en mauvaise part, et troublait souvent l’assemblĂ©e par ses questions et ses observations inattendues et saccadĂ©es. Ces deux parleurs Ă©taient du cĂŽtĂ© de RiĂ©zoune. En outre, deux bavards se mĂȘlaient de temps en temps Ă  la discussion l’un, au visage plein de bonhomie, la barbe longue, large, Krapkov, qui ajoutait Ă  chaque mot mon cher ami » ; l’autre, un petit, au bec d’oiseau, Gidkov, qui lui aussi disait sans cesse VoilĂąmes frĂšres, rĂ©sulte donc... », et qui s’adressait Ă  tout le monde et parlait bien, mais mal Ă  propos. Ils Ă©taient tantĂŽt d’un cĂŽtĂ©, tantĂŽt de l’autre, mais personne ne les Ă©coutait. Il y en avait encore d’autres du mĂȘme genre, mais ces deux-lĂ  se glissaient dans la foule, criaient davantage, et effrayaient la maĂźtresse ; ils Ă©taient les moins Ă©coutĂ©s, et, Ă©tourdis par tous les cris, ils se livraient au plaisir de faire marcher leur langue. Il y avait encore beaucoup de diverses catĂ©gories de gens des taciturnes, des convenables, des indiffĂ©rents, des opprimĂ©s, et aussi des femmes qui, avec leurs bĂątons, se tenaient derriĂšre les paysans. Mais de tous ces gens, si Dieu me le per- 62 POLIKOUCHKA met, je parlerai une autre fois. En gĂ©nĂ©ral, la foule Ă©tait composĂ©e de paysans qui se tenaient dans l’assemblĂ©e comme Ă  l’église, et causaient en chuchotant, de leurs affaires de famille, du moment d’aller dans la forĂȘt couper du bois, ou attendaient en silence qu’on eĂ»t fini de hurler. Il y en avait aussi de riches auxquels l’assemblĂ©e ne pouvait rien ajouter ni diminuer de leur bien-ĂȘtre. Tel Ă©tait Ermil avec son visage large, luisant, que les paysans appelaient le gros ventre, parce qu’il Ă©tait riche. Tel Ă©tait encore Staros- tine, dont la face suait l’assurance Vous aurez beau dire, personne ne me touchera. J’ai quatre fils, mais chez moi on ne prendra personne. » Les fortes tĂštes comme Kopilov et RiĂ©- zoune l’attaquaient rarement et il leur rĂ©pondait avec calme et fermetĂ©, avec la conscience de son inviolabilitĂ©. Si Doutlov ressemblait Ă  la poule dans le jeu du milan, ses garçons ne ressemblaient guĂšre aux poussins. Ils ne s’agitaient pas, ne criaient pas, mais se tenaient calmes derriĂšre lui. L’aĂźnĂ©, Ignate, avait dĂ©jĂ  trente ans ; le second, Vassili, Ă©tait aussi mariĂ©, mais pas bon pour l’enrĂŽlement ; le troisiĂšme, Iluchka, le neveu, qui venait de se marier, Ă©tait blanc, rose, portait un Ă©lĂ©gant louloujje il Ă©tait postillon. Il regardait la foule en se grattant parfois la nuque, sous le bonnet, comme s’il n’était pas en jeu ; et c’est lui, prĂ©cisĂ©ment, que les malins voulaient dĂ©signer; POLIKOUCHKA 63 — C’est comme ça ! mon grand-pĂšre aussi Ă©tait soldat, — disait l’un ; — alors Ă  cause de cela, je refuse de me soumettre au sort ! — Il n’existe pas de pareille loi, mon cher. Au dernier enrĂŽlement on a pris le fils de MikheĂŻtch et pourtant son oncle n’est pas encore revenu Ă  la maison. — Chez toi, ni ton pĂšre, ni ton oncle n’ont servi le tzar, — disait en mĂȘme temps Doutlov ; — et toi non plus tu ne sers ni le maĂźtre, ni le mir. Tu n’as fait que boire, et tes enfants t’ont quittĂ© parce qu’on ne peut vivre avec toi. Alors tu veux nuire aux autres, tandis que moi, pendant dix ans, j’ai Ă©tĂ© starosta. Deux fois j’ai eu l’incendie et personne ne m’a aidĂ©, et parce que chez nous, dans la maison, tout est calme, honnĂȘte, alors, on veut me ruiner. Rendez-moi donc mon frĂšre. N’est-il pas mort lĂ -bas au service? Jugez la vĂ©ritĂ© selon la volontĂ© de Dieu, mir orthodoxe, et n’obĂ©issez pas Ă  un ivrogne menteur! En mĂȘme temps, GuĂ©rassime disait Ă  Doutlov. — Tu nous cites l’exemple de ton frĂšre, mais c’est pas le mir qui l’a enrĂŽlĂ©, c’est Ă  cause de sa dĂ©bauche que les maĂźtres l’ont fait soldat; ce n’est donc pas une raison en ta faveur. GuĂ©rassime n’avait pas encore achevĂ©, que le long et jaune Feodor MelnitchnĂŻ s’avançait, sombre, et disait — C’est ça, les seigneurs envoient qui ils veulent 64 POLIKOUCHKA et c’est ensuite le mir qui doit se dĂ©brouiller. Le mir a dĂ©cidĂ© que ton fils doit partir, et si tu ne le veux pas, demande Ă  madame, elle ordonnera peut-ĂȘtre qu’on m’enrĂŽle, moi, fils unique, voilĂ  la loi ! — fit-il avec rage. Et de nouveau, avec un geste de la main, il regagna sa place. Romane le roux, dont le fils Ă©tait dĂ©signĂ©, leva la tĂȘte et prononça — VoilĂ , c’est ça, c’est ça! » et mĂȘme, de dĂ©pit, s’assit sur une marche. Mais ce n’était pas tout ; outre les voix qui parlaient toutes Ă  la fois et ceux qui, par derriĂšre, causaient de leurs affaires, les bavards non plus n’oubliaient pas leur rĂŽle. — Oui, en effet, mir orthodoxe, dit le petit Gidkov, en rĂ©pĂ©tant les paroles de Doutlov, — il faut juger en chrĂ©tien, c’est-Ă -dire, mes frĂšres, il est nĂ©cessaire de juger en chrĂ©tien. — Il faut juger en conscience, mon cher ami, dit le bon Khrapkov, en rĂ©pĂ©tant les paroles de Kopilov et tirant Doutlov par son louloupe. C’était la volontĂ© des seigneurs et non la dĂ©cision du mir. — C’est juste ! VoilĂ  ! disaient les autres. — Quel est cet ivrogne, ce menteur? clamait RiĂ©zoune. — Est-ce toi qui m’as donnĂ© Ă  boire, hein? hein? Ou bien est-ce ton fils, lui qu’on ramasse dans la rue, qui me reproche de boire ? Quoi ! mes frĂšres, il faut prendre une rĂ©solution. Si vous voulez Ă©pargner Doutlov, alors choisissez non seulement parmi les familles de deux tra- POLIKOUCHKA 65 vailleurs, mais parmi les fils uniques, et lui, il se moquera de nous ! — C’est Ă  Doutlov de partir ! 11 n’y a pas Ă  dire. — C’est connu!... Ceux qui ont trois garçons doivent d’abord tirer au sort, — dirent des voix. — Ça dĂ©pend de ce que Madame ordonnera. Egor MikhaĂŻlovitch a dit qu’on allait donner un des dvorovoĂŻ , dit une voix. Cette objection arrĂȘta un peu la discussion, mais bientĂŽt elle s’enflamma de nouveau et devint personnelle. Ignate, de qui RiĂ©zoune avait dit qu’on le ramassait dans la rue, se mit Ă  prouver Ă  RiĂ©zoune, qu’il avait volĂ© la scie du charpentier de passage, et qu’étant ivre, il avait manquĂ© de tuer sa femme sous les coups. RiĂ©zoune rĂ©pondit qu’il battait sa femme quand il Ă©tait ivre ou Ă  jeun et que ce n’était pas encore assez ; et il fit rire tout le monde. Mais pour la scie, il Ă©tait offensĂ©, il se rapprocha d’Ignate et se mit Ă  l’interpeller. — Qui l’a volĂ©e ? — Toi, —rĂ©pondit hardiment le vigoureux Ignate, en se mettant encore plus prĂšs de lui. — Qui l'a volĂ©e ? C’est peut-ĂȘtre toi! — Non ! c’est toi ! — cria Ignate. AprĂšs la scie, ce fut le tour d’un cheval volĂ©, puis d’un sac d’avoine, d’un carrĂ© de potager, d’un TolstoĂŻ. — vi. — Polikouchka. Ăź; 66 POLIKOUCHKA cadavre quelconque. Et les deux paysans se dirent des choses si horribles, que si la centiĂšme partie eĂ»t Ă©tĂ© vraie, selon les lois, tous deux eussent Ă©tĂ©, pour le moins, dĂ©portĂ©s en SibĂ©rie. Pendant ce temps, le vieux Doutlov avait choisi un autre moyen de dĂ©fense. Les cris de son fils lui dĂ©plaisaient. Il l’arrĂȘta et lui dit C’est un pĂ©chĂ©, laisse I » Et lui-mĂȘme prouvait que les familles de trois travailleurs n’étaient pas seulement celles qui avaient trois fils ensemble, mais aussi celles dont les fils vivaient sĂ©parĂ©s, et il dĂ©signa encore Sta- rostine. Starostine sourit un peu, toussota, et, en caressant sa barbe, Ă  la maniĂšre d’un riche paysan, il rĂ©pondit que c’était la volontĂ© du maĂźtre, et que si son fils Ă©tait libĂ©rĂ©, c’est sans doute qu’il l’avait mĂ©ritĂ©. Quant aux familles partagĂ©es, GruĂ©rassime anĂ©antit, aussi le raisonnement de Doutlov, en faisant observer qu’il fallait leur dĂ©fendre de se sĂ©parer, comme du temps des vieux seigneurs aprĂšs l’étĂ©, on ne va pas chercher la framboise, et en tout cas, on ne peut maintenant enrĂŽler les fils uniques. — Est-ce par plaisir qu’on se sĂ©pare? Pourquoi donc nous ruiner tout Ă  fait maintenant ! — disaient les voix des travailleurs sĂ©parĂ©s !... Et les bavards se joignaient Ă  eux. — Eh ! rachĂšte un homme si ça ne te plaĂźt pas ! Tes moyens te le permettent! — dit RiĂ©zoune Ă  Doutlov. POLIKOĂŒCHKA 67 Doutlov croisa dĂ©sespĂ©rĂ©ment son cafetan et se plaça derriĂšre les autres paysans. — Tu as sans doute comptĂ© mon argent ! fit-il avec colĂšre. VoilĂ , nous verrons encore ce que dira Egor MikhaĂŻlovitch de la part de Madame. VI En effet, Egor MikhaĂŻlovitch sortait Ă  ce moment de la maison. Les bonnets, l’un aprĂšs l’autre, se soulevaient, et Ă  mesure que l’intendant s’approchait, l’une aprĂšs l’autre, apparaissaient des tĂštes chauves au milieu, devant, des tĂštes blanches, grises, rousses, brunes, blondes ; peu Ă  peu les voix se calmaient, et enfin, le silence s’établit tout Ă  fait. Egor MikhaĂŻlovitch Ă©tait debout sur le perron ; il fit signe qu’il voulait parler. Egor MikhaĂŻlovitch, dans sa longue redingote, ses mains enfoncĂ©es dans les poches de devant, sa casquette rabattue, se tenait les jambes Ă©cartĂ©es, sur la hauteur, oĂč se levaient les tĂštes tournĂ©es vers lui les unes vieilles, les autres, jolies, et barbues. Il avait un tout autre air qu’en prĂ©sence de la dame. Il Ă©tait majestueux. _ Les enfants ! voici la dĂ©cision de Madame elle ne veut envoyer aucun des dvorovoĂŻ, et celui POLIKOUCHKA 69 que vous choisirez vous-mĂȘmes parmi vous, celui- lĂ  partira. Maintenant il nous en faut trois. A vrai dire deux et demi, l’autre moitiĂ© comptera comme avance. C’est la mĂȘme chose, si ce n’est maintenant, ce sera une autre fois. — C’est connu ! C’est vrai ! disaient les voix. — Selon moi, continua Egor MikhaĂŻlovitch, tant qu’à Khorochkine et Vaska Mitukhine, c’est Dieu lui-mĂȘme qui les a choisis pour ĂȘtre soldats. — Oui ! C’est sĂ»r! dirent des voix. — Le troisiĂšme doit ĂȘtre un Doutlov ou quelqu’un parmi les familles de deux travailleurs. Qu’en dites-vous ? — A Doutlov ! — criĂšrent les voix. — Les Doutlov sont trois. Et de nouveau, peu Ă  peu, les cris recommencĂšrent, et, l’on en revint au carrĂ© de potager, au rouet volĂ© dans la cour des maĂźtres. Egor MikhaĂŻlovitch, qui gĂ©raitle domaine'depuis vingt ans, Ă©tait un homme intelligent et expert. 11 resta debout, Ă©coutant pendant un quart d’heure, et tout Ă  coup, il ordonna Ă  tout le monde de se taire et aux Doutlov de tirer au sort lequel des trois partirait. On coupa des papiers; Khrapkov, les mit dans un bonnet, les secoua et tira le billet d’Iluchka. Tous se taisaient. — C’est Ă  moi, hein ? Montre ça — dit Ilia d’une voix entrecoupĂ©e. 70 POLIKOUCHKA Tous se taisaient. Egor MikhaĂŻlovitch ordonna d’apporter le lendemain l’argent destinĂ© aux recrues sept kopeks par cour ; puis il dĂ©clara l’affaire finie, et il dispersa l’assemblĂ©e. Les bonnets s’enfoncaient sur les nuques ; la foule se mouvait dans un brouhaha de conversations et de pas. L’intendant, restĂ© sur le perron, regardait s’éloigner la foule. Quand les jeunes Doutlov eurent tournĂ© le coin, il appela le vieux qui s’arrĂȘtait de lui-mĂȘme, et entra avec lui au bureau. — Je te plains, vieillard, — dit Egor MikhaĂŻlovitch, en s’asseyant devant la table. — C’est ton tour. Ne rachĂšteras-tu pas ton neveu ? Le vieux, sans rĂ©pondre, regarda avec importance Egor MikhaĂŻlovitch. — Il n’y a rien Ă  faire ! — rĂ©pondit Ă  son regard Egor MikhaĂŻlovitch. — Nous serions heureux de le racheter, mais nous n’avons pas de quoi, Egor MikhaĂŻlovitch. Nous avons perdu deux chevaux cet Ă©tĂ©. J’ai mariĂ© mon neveu. Evidemment notre sort est tel parce que nous vivons honnĂȘtement. A lui, c’est bon Ă  dire Il pensait Ă  RiĂ©zoune. Egor MikhaĂŻlovitch se frotta le visage avec la main et bĂąilla. Évidemment ça l’ennuyait dĂ©jĂ  et il Ă©tait temps de prendre le thĂ© ! — Éh ! vieux, ne pĂšche pas, dit-il. Cherche bien Ă  lacave, peut-ĂȘtre trouveras-tu quatre cents roubles ; POLIKOUCHKA 71 je t’achĂšterais un amateur, une merveille. RĂ©cemment, un homme m’a demandĂ©. — En province? demanda Doutlov. 11 comprenait la ville. — Eh bien, tu rachĂšteras ? — Je serais heureux devant Dieu, mais... Egor MikhaĂŻlovitch l’interrompit sĂ©vĂšrement. — Eh bien, Ă©coute donc, vieux qu'Iluchka ne tente rien contre lui ; quand j’enverrai, aujourd’hui ou demain, qu'il soit prĂȘt sur-le-champ. Tu le conduiras et tu en seras responsable et si, Dieu l’en garde, il lui arrivait quelque chose, j’enverrais ton aĂźnĂ©, tu comprends? — Mais on ne peut envoyer un homme pris parmi deux travailleurs, Egor MikhaĂŻlovitch. C’est pas de chance, — dit-il aprĂšs un silence ; — mon frĂšre est mort soldat et l’on prend encore le fils. Pourquoi m’arrive-t-il un tel malheur? — fit-il, pleurant presque et prĂȘt Ă  tomber Ă  genoux. — Eh bien! va; on n’y peut rien; c’est l’ordre. Surveille bien Iluchka; tu en es responsable, — dit Egor MikhaĂŻlovitch. Doutlov se rendit chez lui en frappant, songeur, les cailloux de la route. Le lendemain malin, de bonne heure, une charrette de voyage, celle dont le gĂ©rant se servait pour ses courses, stationnait devant le pavillon » des domestiques. Elle Ă©tait attelĂ©e d’un grand hongre bai appelĂ©, on ne sait pourquoi, Tambour. Annutka, la fille aĂźnĂ©e de PolikeĂŻ, malgrĂ© la pluie aux larges gouttes et le vent froid, Ă©tait pieds nus Ă  la tĂȘte du hongre. Se tenant Ă  distance avec une peur Ă©vidente, d’une main elle tenait la bride et, de l’autre, soutenait sur sa tĂȘte une camisole d’un jaune verdĂątre qui, dans la famille, servait de couverture, de pelisse, de bonnet, de tapis, de pardessus pour PolikeĂŻ et encore Ă  beaucoup d’autres usages. Dans Le coin , il y avait grand branle-bas. Il faisait encore sombre ; la lumiĂšre matinale traversait Ă  peine la fenĂȘtre collĂ©e, par ci par lĂ , de papier. Akoulina nĂ©gligeait, pour'le moment, provisions, cuisine, enfants. Lespetits, pas encore levĂ©s, grelot - POLIKOUCHKA 73 taient, puisque leur couverture, redevenue habit, Ă©tait remplacĂ©e par le fichu de la mĂšre. Akoulina Ă©tait occupĂ©e Ă  prĂ©parer le dĂ©part de son mari. La chemise Ă©tait propre, les bottes, qui comme on dit demandaient Ă  manger, Ă©taient de ce fait l’objet d’un soin particulier. D’abord elle ĂŽta de ses pieds ses gros chaussons de laine, les seuls qu’il y eĂ»t Ă  la maison, et les donnaĂ  son mari; ensuite, avec une couverture de cheval, mal gardĂ©e Ă  l’écurie et qu’I- litch avait apportĂ©e l’avant-veille dans l'izba, elle rĂ©ussit Ă  faire des petites piĂšces pour boucher les trous des chaussures et garantir de l’humiditĂ© les pieds d’Ilitch. Ilitch lui-mĂȘme, assis et les pieds sur le lit, arrangeait sa ceinture de façon qu’elle n’eĂ»t plus l’air d’une corde sale. Et la gamine maligne, bĂ©gayante, dans une pelisse qui mĂȘme mise sur sa tĂȘte s’empĂȘtrait dans ses jambes, Ă©tait envoyĂ©e chez Nikita pour lui emprunter son bonnet. Les gens de la cour augmentaient le tohu-bohu en venant demander Ă  Ilitch d’acheter Ă  la ville, pour l’un des aiguilles, pour l’autre, un peu de thĂ©, pour le troisiĂšme, de l’huile de ricin, un autre un peu de tabac, la femme du menuisier du sucre ; celle-ci avait dĂ©jĂ  rĂ©ussi Ă  allumer le samovar et, pour enjĂŽler Ilitch, elle lui apporta, dans un bol, la boisson qu’elle appelait du thĂ© ! Nikita ayant refusĂ© de donner son bonnet, il fallait rĂ©parer le sien, c’est-Ă -dire fourrer dedans les petits morceaux 74 POLIKOUCHKA d’ouate qui sortaient et pendaient et coudre les trous avec une aiguille de vĂ©tĂ©rinaire; les bottes, avec une piĂšce au mollet ne couvraient pas toute la jambe. Anutka, gelĂ©e, laissa Ă©chapper Tambour, et Machka, couverte de la pelisse, alla Ă  sa place, puis dut laisser la pelisse, et Akoulina sortit elle- mĂȘme pour tenir Tambour. MalgrĂ© tout cela, Ilitch mit enfin sur son dos tous les vĂȘtements de la famille, ne laissant que la camisole et les savates , puis il s’installa dans la charrette, se serra, arrangea le foin , s’enveloppa une fois de plus, ramena les guides, se serra encore davantage, comme le font les gens sĂ©rieux, et partit. Son gamin, Michka, qui Ă©tait sur le perron exigeait qu’on le mĂźt en voiture ; la bĂ©gayante Machka demanda aussi qu’on la voitule et qu’elle a chaud sans pelisse ». PolikeĂŻ, retenant Tambour, sourit d’un sourire paisible, Akoulina fit monter les enfants, et, en s’inclinant vers lui, tout bas, elle lui rappela son serment de ne rien boire en route. PolikeĂŻ emmena les enfants jusque chez le forgeron, lĂ , il les fĂźt descendre, se serra de nouveau, renfonça son bonnet et partit seul, d’un petit trot rĂ©gulier. Les cahots faisaient trembler ses joues et heurter ses pieds contre le garde-crotte. Machka et Michka coururent pieds nus Ă  la maison sur la montĂ©e glissante, avec une telle rapiditĂ© et des cris si aigus qu’un chien, venu de la campagne dans la cour, les regarda, et tout Ă  coup, POLIKOUCHKA 75 la queue rabattue, se mit Ă  courir vers la maison en aboyant, et les hĂ©ritiers de PolikeĂŻ en criĂšrent dix fois plus fort. Le temps Ă©tait mauvais, le vent coupait le visage, et tantĂŽt la neige, tantĂŽt la pluie, tantĂŽt le givre commençaient Ă  fouetter la face d’Ilitch, ses mains nues, froides, qu’il cachait avec les guides sous les manches de son armiak , les courroies de l’arc et la vieille tĂȘte de Tambour qui rabattait les oreilles et fermait les yeux. Puis, tout Ă  coup, le ciel s’éclaircit momentanĂ©ment, on voyait nettementles nuages blanchĂątres de neige, et le soleil semblait percer, mais en hĂ©sitant et sans joie, comme le sourire de PolikeĂŻ lui- mĂȘme. MalgrĂ© cela Ilitch Ă©tait plongĂ© en d'agrĂ©ables pensĂ©es. Lui qu’on avait voulu dĂ©porter, lui qu’on avait menacĂ© du service militaire, lui que-le paresseux seul n’injuriait ni ne battait, lui Ă  qui l’on donnait toujours les pires corvĂ©es, il Ă©tait envoyĂ© pour toucher une somme d’argent, beaucoup d’argent, et Madame avait confiance en lui; il Ă©tait dans la charrette du gĂ©rant, attelĂ©e de Tambour, que prenait Madame elle-mĂȘme ; il allait comme un postier avec deux guides de cuir... Et PolikeĂŻ se redressait, rentrait l’ouate qui sortait de son bonnet et se serrait encore davantage. Cependant si Ilitch pensait avoir l’air d’un riche postier, il se trompait. Chacun sait, il est vrai, que mĂȘme les marchands 76 POLIKOUCHKA qui ont dix mille roubles, vont dans des charrettes avec des guides de cuir ; mais quand mĂȘme ce n'est pas la mĂȘme chose. On voit un homme, avec une barbe, en caftan bleu ou noir, seul assis dans sa charrette que conduit un cheval bien nourri; seulement dĂšs qu’on regarde si le cheval est bien soignĂ©, si le conducteur lui-mĂȘme est nourri, Ă  sa faconde s’asseoir, d’atteler le cheval, aux ferrures delacbarrette, Ă  sa ceinture, on voit tout de suite si le marchand fait le commerce pour des milliers ou pour des centaines de roubles. Tout homme expĂ©rimentĂ©, au premier regard jetĂ© sur PolikeĂŻ, sur ses mains, sur son visage, sa barbe qu’il laissait pousser depuis peu, sa ceinture, le foin jetĂ© par ci par lĂ  dans le caisson, Tambour maigre, les bandes de fer usĂ©es, reconnaĂźtrait aussitĂŽt que c’était un vil serf et non pas un marchand, non un marchand de bestiaux, ni un fermier, ni un homme nanti de milliers, de centaines ou de dizaines de roubles. Mais Ilitch ne pensait pas Ă  cela et se leurrait agrĂ©ablement. C’était trois demi-milliers de roubles, qu’il rapporterait dans son gousset. S’il voulait, au lieu de ramener Tambour Ă  la maison, il le tournerait vers Odessa, et irait oĂč Dieu le permettrait. Mais il ne fera pas cela. Il rapportera l’argent intact, et dira Ă  Madame qu’il en a dĂ©jĂ  portĂ© beaucoup plus. En passant devant le cabaret,Tambour, tendit ses guides Ă  gauche, s’arrĂȘta et se tourna. Mais bien qu’il eĂ»t l’argent qu’on lui avait remis pour lesachats, PolikeĂŻ POLIKOĂŒCHlvA 77 fouetta Tambour et continua son chemin. Il fit de mĂȘme Ă  l’autre cabaret et vers midi il descendit de charrette, ouvrit la porte cochĂšre de la maison du marchand oĂč s’arrĂȘtaient tous les serfs de la maĂźtresse, fit entrer son vĂ©hicule, dĂ©tela le cheval et le mit au rĂątelier, puis il dĂźna avec les ouvriers du marchand, sans oublier de raconter le but de son voyage, et, avec la lettre dans le fond de son bonnet, il partit chez le jardinier. Le jardinier, qui connaissait PolikeĂŻ, aprĂšs avoir lu la missive, l’interrogea, non sans un certain air de doute, afin d’ĂȘtre bien sĂ»r qu’il avait l’ordre de rapporter l’argent. Ilitch voulait se fĂącher, mais il ne le pouvait pas et sourit seulement. Le jardinier relut encore une fois la lettre et lui remit la somme. DĂšs que PolikeĂŻ eut reçu l’argent, il le mit dans son gousset et revint au logis du marchand. Ni les dĂ©bits, ni les cabarets, rien ne le sĂ©duisait. Il Ă©prouvait dans tout son ĂȘtre une nervositĂ© agrĂ©able, il s’arrĂȘtait plusieurs fois devant les boutiques de marchandises tentantes bottes, armiak, bonnets, indienne et victuailles; puis aprĂšs une station, il s’éloignait avec un sentiment agrĂ©able Je pourrais tout acheter, mais voilĂ , je ne le ferai pas ». Il entra au bazar pour faire les emplettes dont on l’avait chargĂ©. Il acheta tout et marchanda une pelisse de peau d’agneau pour laquelle on demandait vingt-cinq roubles. Le marchand, on ne sait pourquoi, sur la mine ne jugeaitpas PolikeĂŻ Ă  mĂȘme d’acheter la pelisse, 78 POLIKOUCHKA mais PolikeĂŻ lui montra son gousset et lui dit qu’il pourrait acheter toute sa boutique s’il le voulait, et il exigea qu’on lui essayĂąt la pelisse. Il la secoua la frotta, souffla sur la fourrure, mĂȘme s’en imprĂ©gna et enfin, avec un soupir, il l’îta. Le prix ne me va pas. Si tu veux pour quinze roubles? » dit-il. Le marchand, furieux, jeta la pelisse sur le comptoir et PolikeĂŻ sortit. Tout joyeux il alla Ă  son logis. AprĂšs avoir soupe, puis donnĂ© l’avoine Ă  Tambour, il grimpa sur le poĂȘle, tira l’enveloppe, l’examina longuement et demanda Ă  un postillon lettrĂ© de lire ce qu’elle portait Ci inclus mille six cent dix-sept roubles en billets de banque. » L’enveloppe Ă©tait faite de papier ordinaire, les cachets Ă©taient en cire grise ; l’effigie reprĂ©sentait des ancres une grande au milieu et quatre petites, une Ă  chaque coin. Sur le cĂŽtĂ©, il y avait une goutte de cire. Ilitch examina tout, apprit la suscription et mĂȘme toucha le bout des billets de banque. Il Ă©prouvait un plaisir enfantin Ă  l’idĂ©e qu’une si grosse somme Ă©tait entre ses mains. Il fourra l’enveloppe dans la doublure de son bonnet, l’enfonça sur sa tĂȘte et se coucha. Mais mĂȘme pendant la nuit il se rĂ©veilla plusieurs fois et tĂąta l’enveloppe, et chaque fois en la sentant Ă  sa place il lui Ă©tait infiniment agrĂ©able de se dire que lui, PolikeĂŻ, l’humiliĂ©, l’offensĂ©, dĂ©tenait tant d’argent et qu’il le remettrait exactement, aussi exactement que pourrait le faire le gĂ©rant lui-mĂȘme. Vers minuit, les ouvriers du marchand et PolikeĂŻ Ă©taient Ă©veillĂ©s par un coup dans la porte cochĂšre et par des voixde paysans. C’étaient les recrues qu’on envoyait de PokrovskoĂŻĂ©. Ils Ă©taient dix Kho- ruschkine, Mituchkine et Ilia neveu de Doutlov ; deux remplaçants, le starosla , le vieux Doutlov et les paysans qui conduisaient lĂ©s charrettes. La veilleuse Ă©tait allumĂ©e dans l’izba ; la cuisiniĂšre dormait sur le banc, sous les icĂŽnes. Elle bondit et alluma la chandelle. PolikeĂŻ s’éveilla aussi et, se penchant hors du poĂȘle, se mit Ă  regarder les paysans qui entraient. Tous se signĂšrent et s’assirent sur les bancs. Tous Ă©taient tout Ă  fait calmes, si bien qu’on ne pouvait reconnaĂźtre les recrues. Ils saluĂšrent, causĂšrent et demandĂšrent Ă  manger. Quelques-uns, il est vrai, Ă©taient silencieux et tristes, mais les autres Ă©taient d’une gaĂźtĂ© exubĂ©- 80 POLIKOUC11KA rante ; Ă©videmment ils Ă©taient ivres. Parmi ceux-ci Ilia, qui jusqu’alors n’avait jamais bu. — Quoi,les enfants! Voulez-vous souper ou dormir ? demanda le starosia. — Souper, rĂ©pondit Ilia en secouant sa pelisse et s’asseyant sur le banc. — Envoie chercher de l’eau-de-vie. — Non, pas d’eau-de-vie, fit nĂ©gligemment le starosta ; et de nouveau, s’adressant aux autres — Alors, mes enfants, mangeons du pain, que diable Ă©veiller les gens! — Donne de l’eau-de-vie, rĂ©pĂ©ta Ilia sans regarder personne et d’un ton qui montrait qu’il n’était pas prĂšs de se calmer. Les paysans, suivant le conseil du starosta, prirent du pain dans le chariot, mangĂšrent, demandĂšrent du kvass et se couchĂšrent les uns sur le sol, les autres sur le poĂȘle. Ilia rĂ©pĂ©tait de temps en temps — Donne de l’eau-de-vie, te dis-je, donne. » Tout Ă  coup il aperçut PolikeĂŻ. — Ilitch ! Eh Ilitch ! Te voilĂ , cher ami ! Moi je pars comme soldat, j’ai dit adieu Ă  ma mĂšre et Ă  ma femme.... Comme elle a hurlĂ© ! On m’a pris comme recrue ! Paie donc l’eau-de-vie. — Je n’ai pas d’argent, ditPolikeĂŻ. Dieu t’aidera, tu peux encore ĂȘtre exemptĂ©, — ajouta-t-il pour le consoler. — Non, mon cher solide comme un bouleau ; POLIKOUCHKA 81 jamais une maladie ; comment serais-je exemptĂ© ? Est-ce qu’il faut au tzar les meilleurs soldats ! Polikei se mit Ă  raconter qu’un paysan avait donnĂ© au docteur un billet bleu et, par ce moyen, s T Ă©tait fait exempter. Ilia se rapprocha du poĂȘle et devint bavard. — Non, Ilitch, maintenant tout est fini, et moi- mĂȘme je ne veux pas rester. C’est l’oncle qui en est cause. N’aurait-il pas pu acheter un remplaçant? Non il n’aime que son fils et son argent. Et voilĂ , on m’envoie... Maintenant, moi-mĂȘme je ne veuxpas. Ilparlait doucement, confidentiellement, sous l’influence d’une tristesse douce. La seule personne que je regrette, c’est ma mĂšre. Comme elle avait du chagrin, la malheureuse ! Et ma femme aussi. Comme ça, pour rien, on a perdu une femme, maintenant elle sera perdue ; une femme de soldat, en un mot. Valait mieux ne pas me marier. Pourquoi m’ont-ils mariĂ©? Demain elles viendront... — Mais pourquoi vous a-t-on amenĂ©s si tĂŽt ? — demanda PolikeĂŻ. — Ce tantĂŽt on n’entendait parler de rien et tout d’un coup... — On a peur que je me fasse du mal, rĂ©pondit Ilia en souriant. Pas de danger, je ne me ferai rien, je ne serai pas perdu d’ĂȘtre soldat, seulement je plains ma mĂšre. Pourquoi m’ont-ils mariĂ©? — disait-il doucement et tristement. Laporte s’ouvrit brusquement et laissa passer le TolstoĂŻ-. — vi — Polikouchka. 6 82 POLTKOUCHKA vieux Doutlov, en laptĂŻ 1 toujours immenses ; ses pieds avaient l’air de bateaux, il secouait son bonnet. — AfanassĂŻ ! — dit-il au postillon, tout en se signant, — n’avez-vous pas une lanterne, je veux donner de l’avoine aux chevaux. Doutlov ne regardait pas Ilia, et tranquillement allumait un bout de chandelle. Ses moufles et son fouet Ă©taient attachĂ©s derriĂšre sa ceinture, son cirmiak Ă©tait ceint trĂšs^soigneusement, comme s’il venait avec des marchandises; il Ă©tait tranquille comme d’habitude, calme un visage de travailleur tout prĂ©occupĂ© de ce qu’il faisait. Ilia, en apercevant son oncle, se tut, baissa sombrement les yeux quelque part, vers le banc, et se mit Ă  parler en s’adressant au starosta. — Donne de l’eau-de-vie, Ermil! Je veux boire du vin. Sa voix Ă©tait mauvaise et sombre. — Quel vin, maintenant, rĂ©pondit le starosta en buvant dans la tasse. — Tu vois, les hommes ont mangĂ© et sont couchĂ©s. Et toi, pourquoi fais-tu du tapage ? Les mots fais-tu du tapage, » l’incitĂšrent visiblement Ă  en faire. — Starosta, je ferai un malheur si tu ne me donnes pas d’eau-de-vie. _ Fais-lui entendre raison, dit le starosta au vieux Doutlov qui avait dĂ©jĂ  allumĂ© sa lanterne, 1 LaptĂŻ, chaussures faites d’écorce tressĂ©e. POLIKOUCHKA 83 mais s’arrĂȘtaitpourĂ©couter ce qui allait se passer; et il regardait son neveu avec compassion, semblant Ă©tonnĂ© de son enfantillage. Ilia, en baissant la tĂȘte, prononça de nouveau — Donne du vin, autrement je ferai un malheur. — Assez, Ilia, fit doucement le starosta; cesse, ça vaudra mieux. Mais il n’achevait pas ces paroles qu’Ilia bondissait, donnait un coup de poing dans la fenĂȘtre et criait Ăą pleine voix — Vous ne voulez pas m’écouter ?. VoilĂ  pour vous! Et il se jeta vers l’autre fenĂȘtre pour la briser. Ilitch, en un clin d’Ɠil, fĂźt deux tours sur lui- mĂȘme et s’enfonça dans le coin du poĂȘle, en effrayant les cafards. Le starosta laissa sa cuiller et accourut vers Ilia. Doutlov posa lentement la lanterne, ĂŽta sa ceinture, fĂźt claquer sa langue, hocha la tĂȘte et s’approcha d’ilia, luttant avec le starosta et le portier qui l’empĂȘchaient de s’approcher de la fenĂȘtre. Ils le saisirent par les mainsetle maintinrent fortement. Mais aussitĂŽt qu’Ilia aperçut son oncle avec sa ceinture, ses forces dĂ©cuplĂšrent, il se dĂ©gagea, et les yeux levĂ©s, les poings serrĂ©s, il s’avança vers Doutlov. — Je te tuerai; n’approche pas, barbare! C’est toi qui m’as perdu avec tes brigands de fils! Pour- 84 polikouchka quoi m’avez-vous mariĂ©? N'approche pas, je te tuerais ! lluchka Ă©tait terrible. Son visage Ă©tait cramoisi, ses yeux hagards, tout son jeune corps Ă©tait secouĂ© d’un tremblement de fiĂšvre. Il semblait vouloir et pouvoir tuer les trois paysans qui l’entouraient. — Tu bois le sang de ton frĂšre, vampire! Quelque chose brilla sur le visage toujours calme de Doutlov. Il fit un pas en avant. — Tu n'as pas voulu de bon grĂ©, — prononça-t-il tout Ă  coup. On ne sait oĂč il prenait des forces; d’un mouvement rapide il empoigna son neveu, tomba Ă  terre avec lui, et, aidĂ© du starosta, se mit Ă  lui ligotter les mains. Ils luttĂšrent pendant cinq minutes. Enfin Doutlov, se releva avec l’aide des autres paysans, dĂ©tacha les mains d’ilia de sa pelisse Ă  laquelle il s’accrochait. Ensuite il releva Ilia,.les mains liĂ©es derriĂšre le dos, et le mit sur un banc dans un coin. — J’ai dit que ce serait pire ! fit-il essoufflĂ© de la lutte et reprenant la ceinture de sa blouse. — Pourquoi pĂ©cher? Nous mourrons tous. Mets-lui l 'armiak sous la tĂšte, — ajouta-t-il en s’adressant auportier, — autrementilattrapera unecongestion. Et lui-mĂȘme, une corde en guise de ceinture, prit la lanterne et sortit pour visiter les chevaux. Ilia, les cheveux Ă©bouriffĂ©s, le visage pĂąle, la chemise en dĂ©sordre, regardait la chambre comme s’il cherchait Ă  se rappeler oĂč il Ă©tait. Le portier POLIKOUCHKA 85 ramassait les dĂ©bris des vitres et bouchait la fenĂȘtre avec une pelisse pour empĂȘcher le vent .d’entrer. Le starosta s’assit de nouveau devant sa tasse. — Eh ! lluchka, Iluchka! je te plains vraiment. Que veux-tu y faire? Khoruchkine aussi est mariĂ©... C’est le sort Ă©videmment. — C’est la faute de mon* oncle, de ce malfaiteur — rĂ©pĂ©ta Ilia avec colĂšre. — Il regrette son argent... Ma mĂšre a dit que le gĂ©rant avait ordonnĂ© d'acheter un remplaçant. Il ne veut pas. Il dit qu’il n’a pas d’argent. Est-ce que moi et mon frĂšre n’avons rien apportĂ© Ă  la maison ? C’est un malfaiteur! Doutlov revint dans l’izba, puis se dĂ©shabilla et s’assit prĂšs du starosta. La servante lui donna de nouveau du kvass et une cuiller. Ilia se tut, ferma les yeux et s’allongea sur Varmiak. Le starosta le lui montra en silence et hocha la tĂȘte. Doutlov fĂźt un geste de la main. — Est-ce que je ne le plains pas ? Le fils de mon propre frĂšre. Non seulement je le plains, mais encore on m’a noirci Ă  ses yeux. Sa femme lui a mis en tĂšte, je ne sais comment, — elle est rusĂ©e, malgrĂ© sa jeunesse, — que nous avons tant d’argent que nous pouvons acheter un remplaçant. Et voilĂ  qu’il me fait des reproches. Et comme c’est dommage... un tel garçon ! — Oui, c’est un brave garçon, dit le starosta. — Mais, je n’ai pas de forces avec lui. Demain j’enverrai Ignate, et sa femme aussi veut venir. 86 POLIKOUCHKA — Bon, envoie-les, dit le starosta qui se leva et grimpa sur le poĂȘle — Qu’est-ce que c’est que l’argent? L’argent c’est de la poussiĂšre ! — Si on en avait, est-ce qu’on le regretterait? — prononça l’un des ouvriers du marchand en levant la tĂȘte. — Eh l’argent! l’argent! Il est cause de bien des pĂ©chĂ©s, —fit Doutlov.— Il n’y arien au monde qui cause tant de pĂ©chĂ©s que l’argent. C’est mĂȘme dit dans l’Écriture. — Tout est dit — rĂ©pĂ©ta le portier. — ĂŒn homme m’a racontĂ© qu’il y avait un marchand qui avait ramassĂ© beaucoup beaucoup d’argent et ne voulait rien laisser. Il aimait tant l’argent qu’il l’aemportĂ© dans son cercueil. Avant la mort, il demanda qu’on lui mĂźt dans le cercueil un petit coussin. On n’a pas compris. On le lui a mis. Ensuite les fils se hĂątĂšrent de chercher l’argent on ne le trouva nulle part. L’un des fils pensa qu’il Ă©tait sans doute dans le petit oreiller. L’affaire est venue jusqu’à l’empereur, qui permit d’ouvrir le cercueil. Et que penses- tu?... On ouvre, il n’y a rien dans l’oreiller, mais le cercueil est plein de vermine, et on l’a enfoui de nouveau voilĂ  ce que fait l’argent. — C’est, connu, beaucoup de pĂ©chĂ©s! Doutlov se leva et se mit Ă  prier. AprĂšs avoir priĂ© il regarda son neveu. 11 dormait. Doutlov s’approcha, desserra un peu ses liens et se coucha. L’autre paysan partit se coucher dans l’écurie. Quand tout redevint calme, PolikeĂŻ, comme un coupable, descendit doucement du poĂȘle et s’habilla. Il ne savait pourquoi il avait peur de passer la nuit avec les recrues. DĂ©jĂ  les coqs se rĂ©pondaient plus souvent. Tambour avait mangĂ© toute l’avoine et cherchait Ă  boire. Ilitch l’attela et l’amena devant le chariot des paysans. Le bonnet et son contenu Ă©taient intacts et les roues de la petite charrette rĂ©sonnaient de nouveau sur la route gelĂ©e de PokrovskoiĂ©. PolikeĂŻ se sentit plus Ă l’aise quand il eut franchi la ville. Avant il lui semblait toujours qu’on essayait de le poursuivre, qu’on l’arrĂȘtait et qu’au lieu d’ilia les mains ligottĂ©es'derriĂšre le dos, c’était lui qu’on emmenait au bureau de recrutement. TantĂŽt de froid, tantĂŽt de peur, un frisson parcourait son dos, et il stimulait Tambour. La premiĂšre personne qu’il rencontra Ă©tait un prĂȘtre dans un haut bonnet d’hiver, avec un ouvrier 88 POLIKOUCHKA louche. PolikeĂŻ se sentit encore plus mal Ă  l’aise. Mais aprĂšs la ville sa peur se dissipa peu Ă  peu. Tambour marchait au pas ; la route devenait plus distincte. Il ĂŽta son bonnet et tĂąta l’argent. Le mettre dans mon gousset? » pensa-t-il Mais il faut enlever ma ceinture; voilĂ , je descendrai lĂ -bas et je m’arrangerai. La doublure du bonnet est bien cousue en haut et en bas, il ne glissera pas. MĂȘme jusqu’à la maison, je ne l’îterai pas du bonnet. » Dans la descente, Tambour, de son propre grĂ©, galopait, et PolikeĂŻ, qui voulait autant que Tambour arriver au plus vite Ă  la maison, ne le retenait pas. Tout Ă©tait en ordre, du moins il se l’imaginait, et il se lança dans des rĂȘves la reconnaissance de sa maĂźtresse qui lui donnera cinq roubles, et la joie de sa famille. Il ĂŽta son bonnet, tĂąta encore une fois la lettre, enfonça le bonnet encore plus profondĂ©ment sur sa tĂȘte, et sourit. La peluche de son bonnet Ă©tait moisie, et prĂ©cisĂ©ment parce que, la veille, Akoulina l’avait cousu avec soin Ă l’endroit dĂ©chirĂ©, il se dĂ©chira d’un autre cĂŽtĂ©, et au mouvement par lequel PolikeĂŻ en ĂŽtant son bonnet, dans l’obscuritĂ©, pensait enfoncer plus profondĂ©ment l’argent dans l’ouate, le bonnet se dĂ©chira, et un bout de l’enveloppe sortit Ă  l’extĂ©rieur. Le jour venu, PolikeĂŻ qui n’avait pas fermĂ© l’Ɠil de la nuit, s’endormit. Il enfonça son bonnet, POLIKOUCHKA 89 l’enveloppe sortit encore davantage. Pendant son sommeil, PolikeĂŻ se frappait la tĂȘte sur le bord de la charrette. Il s’éveilla prĂšs de la maison, son premier mouvement fut d’attraper son bonnet. Il Ă©tait solidement enfoncĂ© sur sa tĂšte et il ne l’îta pas, convaincu que l’argent s’y trouvait. Il stimula Tambour, arrangea le foin, reprit son air important, et, en regardant avec gravitĂ©, il se dirigea vers la maison. VoilĂ  la cuisine, le pavillon, » la femme du menuisier, qui porte de la toile ; voici le bureau, la maison des maĂźtres oĂč PolikeĂŻ prouvera tout Ă  l’heure qu’il est un homme sĂčr et honnĂȘte que chacun peut bien calomnier, » et Madame dira Eh bien, merci. PolikeĂŻ, prends pour toi... trois...peut-ĂȘtre cinq... peut-ĂȘtre mĂȘme dix roubles. Elle ordonnera peut-ĂȘtre de lui donner du thĂ©, peut-ĂȘtre de l’eau-de-vie. Par le froid, ça ne ferait pas de mal. Pour dix roubles nous nous amuserions Ă  la fĂȘte, j’achĂšterais des bottes et rendrais quatre roubles et demi Ă  Aikita qui me cramponne beaucoup... » A cent pas de la maison. PolikeĂŻ fouetta encore une fois le cheval, arrangea sa ceinture, le collier, ĂŽta son bonnet, lissa ses cheveux et, sans hĂąte, passa la main sous la doublure. La main s’agita dans le bonnet de plus en plus vite, l’autre s’enfonça dedans, son visage pĂąlit, pĂąlit... une main traversa le bonnet... PolikeĂŻ se jeta Ă  genoux, arrĂȘta le cheval et se mit Ă  exami- 90 POLIKOUCHKA ner la charrette, le foin, les achats, Ă  tĂąter son gousset, son pantalon. L’argent n’était nulle part. — Mes aĂŻeux! qu’est-ce que c’est que ça? que va-t-il arriver? hurla-t-il en s’empoignant par les cheveux. Mais se rappelant soudain qu’on pouvait l’apercevoir, il obligea Tambour Ă  retourner sur ses pas, enfonça son bonnet, etpoussasur la route le cheval Ă©tonnĂ© et mĂ©content. Je dĂ©teste aller avec PolikeĂŻ, devait penser Tambour, pour une fois dans sa vie il m’a pansĂ© Ă  temps et c’est seulement pour mejouer un mauvais tour. J’ai couru le plus vite possible Ă  la maison. Je suis las, et Ă  peine ai-je senti l’odeur de notre foin, qu’il m’éloigne du retour. » — Eh toi, rosse du diable ! criait, Ă  travers ses larmes, PolikeĂŻ, debout dans la charrette, en tirant sur le mors de Tambour et le frappant Ă  coups de fouet. X Tout ce jour, personne Ă  PokrovskoiĂ© ne vit PolikeĂŻ. Madame s’informa de lui plusieurs fois aprĂšs le dĂźner, et Axutka courait chez Àkoulina. Mais Akoulina disait qu’il n’était pas de retour, qu’évidemment le marchand l’avait retenu ou qu’il Ă©tait arrivĂ© quelque chose au cheval. Il s’est peut-ĂȘtre mis Ă  boiter, disait-elle; la derniĂšre fois c’était comme ça. Maxime a mis toute une journĂ©e et il a fait toute la route Ă  pied » Et Axutka dirigeait de nouveau ses balanciers dans la direction de la maison, et Akoulina se forgeait des causes au retard de son mari, essayait, mais en vain, de se rassurer. Son cƓur Ă©tait triste, et aucun prĂ©paratif pour la fĂȘte du lendemain ne lui souriait. Elle se tourmentait d’autant plus que la femme du menuisier affirmait avoir vu de ses yeux un homme tout Ă  fait comme Ilitch, qui s’approchait de l’avenue et ensuite tournait bride. » 92 POLIKOUCHKA Les enfants Ă©taient aussi impatients du retour de leur pĂšre, mais pour une autre cause, Anutka et Machka n’avaient plus la pelisse et Varmiak qui leur donnaient la possibilitĂ© de sortir dans la rue, au moins Ă  tour de rĂŽle, et ainsi Ă©taient forcĂ©es de rester Ă  la maison, en chemise, Ă  tourner avec une rapiditĂ© doublĂ©e, de sorte quelles dĂ©rangeaient passablement les habitants du pavillon qui entraient et sortaient. Une fois Machka tomba sur les jambes de la femme du menuisier qui portait de l’eau, et bien qu’elle se mĂźt Ă  hurler d’avance, en tombant Ă  genoux, elle reçut cependant une volĂ©e et pleura encore plus fort. Quand elle ne se heurtait contre personne, alors, Ă  l’aide du baquet, elle grimpait sur le poĂȘle. Seules, Madame et Akoulina s’inquiĂ©taient sĂ©rieusement pour PolikeĂŻ lui-mĂȘme, et les enfants ne songeaient qu’à ce qu’il portait sur lui. Pendant le rapport d’Egor MikhaĂŻlovitch, quand Madame lui demanda si PolikeĂŻ n’était pas de retour et oĂč il pouvait ĂȘtre, il sourit et rĂ©pondit Je ne puis le savoir»;mais on voyait qu’il Ă©tait content de voir se justifier ses suppositions. Il viendra probablement pour dĂźner », dit-il avec importance. De toute la journĂ©e, personne Ă  PokrovskoĂŻe ne savait rien de PolikeĂŻ. AprĂšs seulement on apprit que des paysans voisins l’avaient vu qui trottait sur la route, sans bonnet, et demandait Ă  tous les passants s’ils n’avaient pas trouvĂ© la lettre? » Un autre l’avait vu endormi au bord de la route, POLlIvOUCHK A 93 prĂšs du cheval attachĂ© avec la charrette J’ai cru qu’il Ă©tait ivre, et que le cheval n’avait ni bu ni mangĂ© de deux jours, telles cĂŽtes il avait! dit cet homme. Akoulina ne dormit pas de toute la nuit ; elle Ă©coutait sans cesse. Mais de la nuit PolikeĂŻ ne revint point. Si elle avait Ă©tĂ© seule, si elle avait eu cuisiniĂšre et femme de chambre, elle eĂ»t Ă©tĂ© encore plus malheureuse, mais dĂšs le troisiĂšme chant du coq, quand la femme du menuisier se leva, Akoulina dut se lever et se mettre devant le poĂȘle. C’était fĂȘte, et il fallait sortir le pain avant le jour, prĂ©parer le levain, la galette, traire la vache, re- .passer les robes et les chemises, lever les enfants, apporter de l’eau et ne pas permettre Ă  la voisine d’occuper tout le poĂȘle. Akoulina, sans cesser d’écouter se mit Ă  sa besogne. Le jour Ă©tait dĂ©jĂ  venu ; les cloches des Ă©glises sonnaient. Les enfants Ă©taient dĂ©jĂ  levĂ©s, et PolikeĂŻ n’arrivait toujours pas. La veille il avait gelĂ©, la neige couvrait inĂ©galement les champs, la route, les toits et ce jour-lĂ , comme exprĂšs pour la fĂȘte, la journĂ©e Ă©tait belle, ensoleillĂ©e et froide, de sorte qu’on pouvait voir et entendre de loin. Mais Akoulina, prĂšs du poĂȘle, la tĂšte entrĂ©e dans le four, Ă©tait si occupĂ©e Ă  prĂ©parer la galette qu elle n’entendit pas venir PolikeĂŻ, et ce fut seulement aux cris des enfants, qu'elle reconnut que son mari Ă©tait revenu. Anutka, l’ainĂ©e, se graissait la tĂšte et s’habil- 94 POLIKOUCHKA lait seule. Elle avait une nouvelle robe de coton rose un peu usĂ©e, cadeau de Madame, qui Ă©tait sur elle comme une chĂąsse, et excitait l’envie des voisines. Ses cheveux Ă©tait lissĂ©s, elle avait usĂ© la moitiĂ© du bout de chandelle, les souliers n’étaient pas neufs, mais fins. Machka Ă©tait encore en camisole, et sale, et Anutka ne la laissait pas s’approcher trop prĂšs pour ne pas se salir. Machka Ă©tait dans la cour quand le pĂšre s’approcha avec un paquet. Petit pĂšle est alivĂ© », cria-t-elle ; et elle se jeta dans la porte, devant Anutka qu’elle salit. Anutka, qui n’avait dĂ©jĂ  plus peur de se salir, se mit Ă . battre Machka. Mais Akoulina ne pouvait quitter son travail. Elle criait seulement aux enfants Assez ! Je vous fouetterai tous ! » et elle regardait la porte. Ilitch, un paquet Ă  la main, entra dans le vestibule et aussitĂŽt passa dans son coin. Il sembla Ă  Akoulina qu’il Ă©tait pĂąle et que son visage Ă©tait comme s’il avait pleurĂ© ou comme s’il souriait ; mais elle n’avait pas le temps d’y faire attention. — Quoi, Ilitch, tout va bien ? demanda-t-elle, toujours prĂšs du poĂȘle. Ilitch murmura quelque chose qu’elle ne comprit pas. — Hein? cria-t-elle. As-tu Ă©tĂ© chez madame? Ilitch s’était assis sur le lit ; il regardait autour de lui et souriait de son sourire coupable, profon- POLIKOUCHKA 95 dĂ©ment malheureux. Pendant un moment il ne rĂ©pondit rien. — Eh bien, Ilitch, pourquoi as-tu Ă©tĂ© si longtemps? interrogea de nouvau Akoulina. — Moi, Akoulina, j’ai donnĂ© l’argent Ă  madame, comme elle m’a remerciĂ© ! dit-il tout Ă  coup. Et, encore plus inquiet, il regardait autour de lui et souriait. Deux objets attiraient particuliĂšrement ses yeux inquiets, agrandis de fiĂšvre les cordes attachĂ©es au berceau et l’enfant. Il s’approcha du berceau et de ses doigts maigres, en se hĂątant, il se mit Ă  dĂ©nouer la corde. Ensuite ses yeux s’arrĂȘtĂšrent sur l’enfant. Mais Ă  ce moment, Akoulina, la galette sur une planche, entrait dans le coin. Ilitch cacha rapidement la corde dans son gousset et se rassit sur le lit. — Quoi, Ilitch, tu n’as pas l’air bien? dit Akoulina. — Je n’ai pas dormi, — rĂ©pondit-il. Tout Ă  coup quelque chose passa devant la fenĂȘtre et un moment aprĂšs, accourut comme une flĂšche, la fillette d’en haut, Axutka. — Madame ordonne Ă  PolikeĂŻ Ilitch de venir immĂ©diatement, — dit-elle — Avdotia Nikolaievna a ordonnĂ© immĂ©diatement... PolikeĂŻ regarda Akoulina et ensuite la fillette. — Tout de suite.» Qu’y a-t-il encore? — prononça-t-il si simplement qu’Akoulina fut rassurĂ©e. 96 POLIKOUCHKA — Peut-ĂȘtre veut-elle le rĂ©compenser. » — Dis que j’y vais tout de suite. Il se leva et sortit. Akoulina prit un baquet posĂ© sur un banc, versa l’eau du seau, ajouta une marmite d’eau chauffĂ©e sur le poĂȘle, retroussa ses manches et essaya l’eau. — Viens, Machka, je vais te laver. La mĂ©chante et zĂ©zeyante fillette se mit Ă  crier. — Viens, braillarde, je te mettrai une chemise propre. Allons, pas tant d’histoires I Viens, il faut encore que je lave ta sƓur. Pendant ce temps, PolikeĂŻ ne suivait pas la fillette d’en haut pour aller prĂšs de Madame, mais il se dirigeait vers un tout autre endroit. Dans le vestibule, il y avait prĂšs du mur une Ă©chelle droite qui conduisait au grenier. PolikeĂŻ, une fois dans le vestibule, regarda tout autour de lui, et, ne voyant personne, courbĂ©, presqu’en courant, avec agilitĂ©, il grimpa l’échelle. — Que signifie? PolikeĂŻ ne vient pas... — se disait avec inquiĂ©tude la maĂźtresse en s’adressant Ă  Douniacha qui la coiffait. — OĂč est PolikeĂŻ ? Pourquoi ne vient-il pas? Axutka courut de nouveau au logis des domestiques et de nouveau, entra comme une bombe dans le vestibule et demanda Ilitch chez Madame. — Mais il y a longtemps qu’il est parti,—rĂ©pondit Akoulina qui, aprĂšs avoir lavĂ© Machka, venait de plonger dans le baquet son nourrisson et malgrĂ© POLIKOUCHKA 97 ses cris lui lavait ses rares petits cheveux. L'enfant criait, faisait des grimaces, tĂąchait d’attraper quelque chose avec ses petites mains faibles. D’une main Akoulina soulevait ses petits reins grassouillets, pleins de fossettes, et de l’autre le lavait. — Ya, regarde s’il ne s'est pas endormi quelque part, dit-elle en regardant autour d’elle avec inquiĂ©tude. A ce moment, la femme du menuisier pas encore peignĂ©e, le corsage ouvert, en retroussant ses jupes, montait au grenier pour y prendre sa robe qui sĂ©chait. Tout Ă  coup, un cri d’horreur Ă©clatait au grenier, et la femme du menuisier, comme une folle, les yeux fermĂ©s, Ă  reculons, plutĂŽt roulant, que courant, tombait de l’escalier. — Ilitch! s’écria-t-elle. Akoulina lĂącha l’enfant. — Il s’est pendu ! cria la femme du menuisier. Akoulina, sans remarquer que le bĂ©bĂ© roulait comme un peloton et tombait dans l’eau la tĂȘte en bas, courut dans le vestibule. — Pendu Ă  la poutre ! — prononça la femme du menuisier en apercevant Akoulina. Akoulina s’élança sur l’échelle et avant qu’on n'eĂ»t pu la retenir, avec un cri horrible, comme un cadavre, elle roulait dans l’escalier et se serait tuĂ©e si des gens accourus de tous cĂŽtĂ©s, n’avaient rĂ©ussi Ă  la rattraper. TolstoĂŻ. — vi. — Polikouchka. 7 XI Pendant quelques minutes, il fut impossible de rien distinguer dans le tohu-bohu gĂ©nĂ©ral. Les gens Ă©taient lĂ  en foule. Tous parlaient et criaient Ă  la fois, les enfants et les vieilles pleuraient. Akoulina Ă©tait sans connaissance. Enfin des hommes, le menuisier et l'intendant qui Ă©taient accourus, montĂšrent au grenier. La femme du menuisier racontait pour la vingtiĂšme fois comment, sans penser Ă  rien », elle Ă©tait allĂ©e chercher sa pĂšlerine, avait regardĂ© comme ça et vu un homme. Je regarde, le bonnet de cĂŽtĂ©, renversĂ©. Je regarde les pieds, ils se balancent. Le froid me saisit. Est-ce possible ?... un homme s’est pendu et je dois voir cela ! Quand je suis tombĂ©e en bas, je ne me rappelais plus moi-mĂȘme. Et c’est un miracle que Dieu m’ait sauvĂ©e ! Vraiment Dieu m’a protĂ©gĂ©e. On peut le dire Quelle pente et quelle hauteur! J’aurais pu me tuer net! » Les hommes POLIKOUCHKA 99 qui montaient racontaient la mĂȘme chose. Ilitch, en chemise et en caleçon, Ă©tait pendu Ă  une poutre, avec la corde qu’il avait retirĂ©e du berceau. Son bonnet Ă©tait tombĂ© de cĂŽtĂ©. Il avait ĂŽtĂ© la pelisse et l'armiack, les avait pliĂ©s et mis Ă  cĂŽtĂ©; ses jambes frĂŽlaient le sol et il ne donnait plus signe de vie. Akoulina, revenue Ă  elle, voulait gravir de nouveau l’escalier, mais on la retint. — Petite mĂšre, Siomka s’est noyĂ© ! cria tout Ă  coup du coin, la fillette zĂ©zeyante. Akoulina s’élança dans le coin. Le bĂ©bĂ©, immobile, Ă©tait couchĂ© sur le dos, au fond du baquet, les jambes inertes. Akoulina l’enleva vivement; mais l’enfant ne respirait plus, ne remuait pas. Akoulina le jeta sur le lit, et s’appuyant sur les mains, elle Ă©clata d’un rire si fort et si effrayant que Machka, qui s’était d’abord mise Ă  rire, se boucha les oreilles et s’enfuit en pleurant dans le vestibule. Des gens, criant, pleurant, entraient dans le coin. On sortit l’enfant dehors, on se mit Ă  le frotter; mais tout Ă©tait inutile. Akoulina, Ă©tendue sur le lit, poussait de tels Ă©clats de rire que tous ceux qui 1 entendaient en Ă©taient effrayĂ©s. Maintenant seulement, en voyant cette foule mĂ©langĂ©e d’hommes, de femmes, de vieillards, d enfants, qui se tenait dans le vestibule, on pouvait se rendre compte quelle masse de gens et de quelle sorte vivaient dans le pavillon de la cour. Tous se remuaient, parlaient beaucoup, pieu- 100 POLIKOÜCHKA raient, et personne ne faisait rien. La femme du menuisier trouvait toujours quelqu’un qui n’avait pas entendu son histoire et racontait de nouveau comment sa sensibilitĂ© avait Ă©tĂ© frappĂ©e de ce spectacle inattendu et comment Dieu l’avait sauvĂ©e d’une chute dans l’escalier. Le vieux sommelier, en camisole de femme, racontait que du temps du feu maĂźtre, une femme s’était noyĂ©e dans l’étang. Le gĂ©rant envoya chercher le policier, le prĂȘtre, et dĂ©signa une garde. La fillette d’en haut, Axutka, les yeux grands ouverts, regardait tout le temps le trou du grenier, et bien qu’elle n’y vit rien, elle ne pouvait en dĂ©tacher ses regards et partir chez la maĂźtresse. Agafia MikhaĂŻlovna, l’ancienne femme de chambre de la vieille dame, demandait du thĂ© pour calmer ses nerfs et sanglotait. La vieille Anna, de ses mains expertes, grasses, imprĂ©gnĂ©es d’huile d’olive, arrangeait le bĂ©bĂ© sur la petite table. Des femmes se tenaient autour d’Akoulina et la regardaient en silence. Les enfants, serrĂ©s dans le coin, regardaient leur mĂšre ; d’abord ils criĂšrent puis se turent et se rencoignĂšrent encore plus. Des gamins et des paysans se heurtaient prĂšs du perron et, le visage effrayĂ©, regardaient par la porte et la fenĂȘtre, ne voyant et ne comprenant rien, et se demandant ce qu’il y avait. L’un disait que le menuisier avait, d’un coup de hache, coupĂ© la jambe de sa femme ; l’autre, que la blanchisseuse venait POLIKOUCHKA 101 d’accoucher de trois enfants ; un troisiĂšme disait que la chatte du cuisinier, devenue enragĂ©e, avait mordu des gens. Mais enfin, la vĂ©ritĂ© se rĂ©pandit peu Ă  peu et arriva jusqu’aux oreilles de la maĂźtresse. 11 semble mĂȘme qu’on ne l’avait pas prĂ©parĂ©e. Le grossier Egor, lui raconta nettement toute l’histoire, et Madame en eut les nerfs si troublĂ©s que de longtemps elle ne put se remettre. La foule commençait Ă  se calmer. La femme du menuisier avait allumĂ© le samovar et donnait le thĂ©, mais les Ă©trangers, Ă  qui il n’en Ă©tait pas offert, trouvĂšrent inconvenant de rester plus longtemps. Les gamins commençaient Ă  se battre prĂšs du perron. Tous savaient dĂ©jĂ  ce qui Ă©tait arrivĂ© et, en se signant, se dispersaient, quand, tout Ă  coup, on entendit Madame! Madame!» et tous, en se taisant, se rangĂšrent de nouveau, pour lui livrer passage. Mais tous aussi voulaient voir ce qu’elle allait faire. Madame, pĂąle, en larmes, pĂ©nĂ©tra dans le vestibule, puis sur le seuil du logis d’Akoulina. Des dizaines de tĂȘtes se serraient et regardaient dans la porte. Une femme enceinte Ă©tait tellement serrĂ©e qu’elle cria, mais aussitĂŽt, profitant de cette circonstance, elle se faufila devant. Et comment ne pas regarder Madame dans le coin d’Akoulina? Pour les serfs c’était la mĂȘme chose que le feu d’artifice Ă  la fin de la reprĂ©sentation. C’était bien quand on allumait le feu d’artifice alors c’était bien que Madame* en soie et en dentelles, entrĂąt 102 POLIKOUCHKA dans le coin d’Akoulina. Madame s’approcha d’Akoulina et lui prit la main. Akoulina la retira brusquement. Les vieux domestiques hochaientla tĂȘte d’un air peu approbateur. — Akoulina, tu as des enfants, aie pitiĂ© d’eux, — dit madame. Akoulina Ă©clata de rire et se leva. — Mes enfants sont tout d’argent, tout d’argent... Je ne tiens pas de papiers, — murmurait-elle trĂšs vite. — Je disais Ă  Ilitch, ne prends pas de papiers, et voilĂ  on l’a graissĂ©, on l’a graissĂ© de goudron. Du goudron et du savon, madame, et tous les poux, tant qu’il y en aura, s’en iront tout de suite. — Et de nouveau, elle Ă©clatait de rire. Madame se tourna, et demanda qu’on allĂąt chercher l’infirmier et de la moutarde, a Donnez de l’eau froide » ; et elle mĂȘme se mit Ă  chercher de l’eau. Mais en apercevant le cadavre de l’enfant devant qui Ă©tait la vieille Anna, Madame se dĂ©tourna, et tous la virent se couvrir de son fichu et pleurer. Et la vieille Anna c’est dommage que la maĂźtresse ne l’ait pas vue, elle l’eĂčt apprĂ©ciĂ©e, et du reste c’était fait dans cette intention couvrit l’enfant d’un morceau de toile ; de sa main grossiĂšre, habile, elle rangea les petites mains, et hocha la tĂȘte, pinça les lĂšvres, cligna les yeux et soupira d’une telle façon que chacun pouvait voir son bon cƓur. Mais POLIKOUCHKA 103 Madame ne le vit pas et ne pouvait rien voir. Elle sanglotait, prise d’une crise nerveuse ; on la fit sortir sous le bras et on l’emmena de la maison. Elle ne pouvait faire plus », pensĂšrent plusieurs, et ils se dispersĂšrent chez eux. Akoulina riait toujours davantage et divaguait. On la conduisit dans une autre chambre ; on lui fit une saignĂ©e, on lui mit des sinapismes et de la glace sur la tĂȘte ; mais elle ne comprenait toujours rien ; elle ne pleurait pas ; elle riait, disait et faisait de telles choses que les braves gens qui la soignaient ne pouvaient s’empĂȘcher de rire. XII La fĂȘte n’était pas trĂšs gaie dans la cour de PokrosvkoĂŻe. Bien que la journĂ©e fĂ»t trĂšs belle, les gens ne sortaient pas s’amuser ; les jeunes filles ne se rĂ©unissaient pas pour chanter leurs chansons ; les garçons, les ouvriers de fabrique venus de la ville, ne jouaient ni de l’accordĂ©on, ni de la balalaĂŻka et ne s’amusaient pas avec les jeunes filles. Tous Ă©taient assis dans leurs coins, et s’ils causaient, c’était bas, comme si quelque esprit malveillant, ici prĂ©sent, pouvait les entendre. Dans la journĂ©e ce n’était encore rien, mais le soir, quand la nuit fut venue, les chiens se mirent Ă  hurler, et, comme exprĂšs, le vent s’éleva et hurla dans les cheminĂ©es. Tous les habitants de la cour Ă©taient pris d’une telle frayeur, que tous ceux qui possĂ©daient des cierges les allumĂšrent devant les icĂŽnes. Celui qui Ă©tait seul dans son coin allait demander asile pour la nuit chez un voisin oĂč il y avait plus de monde ; POLIKOUCHKA 105 celui qui avait besoin d’aller dans l’étable n’y allait pas, prĂ©fĂ©rant laisser les bĂȘtes sans nourriture pour cette nuit; et l’eau bĂ©nite, conservĂ©e chez chacun, dans une fiole, Ă©tait usĂ©e durant cette nuit. Plusieurs mĂȘme, pendant la nuit, entendirent marcher dans le grenier, Ă  pas lourds, et le forge,- ron vit un serpent voler droit sur le grenier. Dans le coin dePolikeĂŻ il n’y ayait personne. Les enfants et la folle avaient Ă©tĂ© emmenĂ©s ailleurs ; il n’y restait que l’enfant mort et deux vieilles femmes, ainsi qu’une pĂšlerine qui, par zĂšle, lisait les psaumes, non sur la mort du bĂ©bĂ©, mais pour lacause de tous ces malheurs. C’était le dĂ©sir de Madame. Cette pĂšlerine et les vieilles femmes entendirent elles-mĂȘmes, aprĂšs la lecture de l’une des vingtpar- ties des psaumes, qu’en haut, la poutre tremblait, et une voix gĂ©missait; et ayant lu Dieu ressuscitera », le calme s’était rĂ©tabli. La femme du menuisier fit venir chez elle une parente, et cette nuit-lĂ , sans s’en douter, elle but avec elle tout le thĂ© qu’elle avait achetĂ© pour une semaine. Elle aussi avait entendu, en haut, la poutre craquer et trembler, comme si des sacs tombaient. Les paysans de garde remontaient le courage des dvorovoĂŻ , autrement, tous seraient morts de peur cette nuit-lĂ . Les paysans Ă©taient dans le vestibule, sur le foin, ensuite ils affirmĂšrent qu’ils avaient aussi entendu des prodiges dans le grenier; en rĂ©alitĂ© pendant la 106 POLIKOUCHKÀ nuit, tous calmes, ils avaient causĂ© entre eux de l’enrĂŽlement, mangĂ© du pain, s’étaient grattĂ©s, et, principalement avaient empli tout le vestibule de leur odeur; si bien que la femme du menuisier, en passant devant eux, cracha et les appela espĂšce de moujiks ». Quoi qu’il en soit, le pendu Ă©tait toujours au grenier, et l’esprit mĂ©chant semblait, pour cette nuit, entourer le pavillon de son aile gigantesque et montrer son pouvoir, en se plaçant plus prĂšs que jamais de ces hommes. Du moins tous sentirent cela. Je ne sais si c’était juste; je pense mĂȘme que non. Je pense que si quelqu’un de h ardi, cette nuit-lĂ , eĂ»t pris une chandelle ou une lanterne et, se signant, ou mĂȘme sans cela, fĂ»t allĂ© au grenier, et lentement, eĂ»t Ă©cartĂ©, par Ja lumiĂšre de la chandelle, l’horreur de la nuit, s’il eĂ»t Ă©clairĂ© la poutre, le sol, le mur couvert de toiles d’araignĂ©es, la pĂšlerine oubliĂ©e par la femme du menuisier, s’il se fĂ»t avancĂ© jusqu’à Ilitch, si, ne s’abandonnant pas Ă  la peur, il eĂ»t soulevĂ© la lanterne Ă  la hauteur du visage, il aurait aperçu le corps connu, maigre, les pieds touchant le sol la corde s’était lĂąchĂ©e, penchĂ© de cĂŽtĂ©, sans signe de vie, avec le col de la chemise dĂ©boutonnĂ©, sous laquelle on ne voyait plus de croix, la tĂȘte baissĂ©e sur la poitrine, et le bon visage avec des yeux ouverts sans voir, le sourire, doux, coupable, le calme sĂ©vĂšre, et le silence absolu. Vraiment la femme du menuisier qui s’enfoncait sous sa cou- Éifriaatt P0L1K0UCHKA 107 verture, les cheveux dĂ©faits, les yeux effrayĂ©s, qui racontait qu’elle avait entendu tomber les sacs, Ă©tait beaucoup plus terrible et effrayante qu’Ilitch, bien que sa croix enlevĂ©e eĂ»t Ă©tĂ© mise sur la poutre. En haut , c’est-Ă -dire chez la maĂźtresse, rĂ©gnait la mĂȘme terreur qu’au pavillon. La chambre de Madame Ă©tait remplie de l’odeur d’eau de Cologne et d’onguents. Douniacba faisait fondre de la cire et prĂ©parait un Pourquoi fallait-il du cĂ©rat, je l’ignore, mais je sais qu’on en prĂ©parait toujours quand Madame Ă©tait malade. Et maintenant, elle Ă©tait troublĂ©e au point d’ĂȘtre malade. La tante de Douniacha Ă©tait venue passer la nuit avec elle pour lui donner courage. Toutes les quatre Ă©taient assises dans la chambre des bonnes avec la fillette et causaient Ă  voix basse. — Qui ira chercher l’huile? demanda Douniacha. — Je n’irai pour rien, pour rien, Àvdotia. Mikolawna, — rĂ©pondit rĂ©solument la deuxiĂšme bonne. — Que dis-tu, va avec Axutka. — J’irai seule, je n’ai peur de rien, — dit Axutka ; mais elle commençait Ă  avoir peur. — Eh bien ! va, la plus sage ; demande Ă  la vieille Anna un verre d’huile, mais en l’apportant fais attention de ne pas en verser, dit Douniacha. Axutka releva sa jupe d’une main, et ne pou- 108 POLIliOUCniiA vant ainsi remuer les deux, elle agita l’autre deux fois plus fort, Ă  travers son corps, et courut rapidement. Elle avait peur, et sentait que si elle apercevait ou entendait n’importe quoi, mĂȘme samĂšre vivante, elle mourrait de peur. Les yeux fermĂ©s, elle courait par le chemin qu’elle connaissait. XIII — Madame dort-elle ou non? demanda tout Ă  coup, prĂšsd’Àxutka, la voix basse d’un paysan... Elle ouvrit les yeux et aperçut un homme qui lui sembla plus grand que le pavillon. Elle poussa un cri et revint sur ses pas, si vite, que son jupon volait derriĂšre elle. En un bond, elle Ă©tait sur le perron. Elle courut dans la chambre des bonnes, et, avec un cri sauvage, se jeta sur le lit. Douniacha, sa tante et l’autre femme, mouraient de peur. Elles n’avaient pas eu le temps de se remettre que des pas lents et lourds s’entendaient dans le vestibule, et enfin prĂšs de la porte. Douniacha courut vers Madame en laissant tomber le cĂ©rat. La deuxiĂšme femme de chambre se cacha dans les jupes accrochĂ©es au mur. La tante, plus courageuse, voulait tenir la porte, mais la porte s’ouvrit et le paysan entra dans la chambre. C’était Doutlov dans ses bateaux. Sans faire attention Ă  110 POLIKOUCHKA la peur des jeunes filles, il chercha des yeux les icĂŽnes, et, ne trouvant pas la petite image suspendue au coin gauche, il se signa dans la direction d’un buffet oĂč Ă©taient des tasses, mit son chapeau sur le rebord de la fenĂȘtre, puis enfonçant sa main dans sa demi-pelisse, comme s’il voulait se gratter l’aisselle, il en tira la lettre aux cinq cachets gris portant des ancres. La tante de Douniacha se tenait la poitrine... A peine put-elle prononcer — Ah ! c’est toi, tu m’as fait peur, Naoumitch ! Je ne puis prononcer un mot. Je croyais que c’était la fin. — Peut-on faire ainsi, — prononça la deuxiĂšme femme de chambre qui sortit d’entre les jupes. — Vous avez mĂȘme troublĂ© Madame, — dit Douniacha en se montrant Ă  la porte. — Pourquoi viens-tu dans les chambres des bonnes sans te faire annoncer? Un vrai moujik ! Doutlov, sans s’excuser, rĂ©pĂ©ta qu’il lui Ă©tait nĂ©cessaire de voir Madame. — Elle est souffrante, —dit Douniacha. ~ A ce moment, Axutka Ă©clata d’un rire si sonore et si inconvenant qu’elledut, de nouveau, s’enfouir la tĂȘte dans les jupes, d’oĂč, malgrĂ© toutes les menaces de Douniacha et de la tante, elle ne pouvait sortir sans pouffer, comme si quelque chose se dĂ©chirait dans sa poitrine rose et ses joues rouges. Il lui semblait si drĂŽle qu’ils se fussent tous POLIKOUCHKA 111 effrayĂ©s que, de nouveau, elle se cacha la tĂȘte, et comme prise de convulsions, frappait des pieds et sursautait de tout son corps. Doutlov s’arrĂȘta, la regarda attentivement, comme s’il dĂ©sirait se rendre compte de ce qu’elle avait, mais, ne comprenant pas de quoi il s’agissait, il se dĂ©tourna et continua son discours. — C’est-Ă -dire, il s’agit d’une affaire trĂšs importante. Annoncez seulement que le paysan a trouvĂ© la lettre avec l'argent. — Quel argent ? Douniacha, avant d’annoncer, lut l’adresse et demanda Ă  Doutlov oĂč et comment il avait trouvĂ© cet argent qu’Ilitch devait rapporter de la ville. Ayant appris tous les dĂ©tails, Douniacha, en chassant dans le vestibule la fillette qui ne cessait de rire, alla chez Madame. Mais, Ă  l’étonnement de Doutlov, Madame ne le reçut pas et n’en donna aucune explication Ă  Douniacha. — Je ne sais et ne veux rien savoir, — disait Ja dame. — Quel paysan, quel argent, je ne puis ni ne veux voir personne. Qu’ils me laissent en paix. — Que ferai-je donc, — dit Doutlov, en tournant et retournant l'enveloppe, — ce n’est pas rien. — Qu'y a t-il d’écrit dessus? — demanda-t-il Ă  Douniacha, qui de nouveau lut l’adresse. Doutlov n’y pouvait croire. Il espĂ©rait que cet argent n’était pas celui de Madame, qu’on avait mal 112 POLIKOUCUKA lu l’adresse. Mais, Douniacha la lui rĂ©pĂ©ta encore une fois. Il soupira, mit l’enveloppe dans son gousset, et se prĂ©para Ă  sortir — Il faut Ă©videmment le porter Ă  la police, — dit-il. — Attends, j’essaierai encore une fois ; donne ici la lettre, — fit en l’arrĂȘtant Douniacha, qui suivait attentivement la disparition de l’enveloppe dans le gousset du paysan. Doutlov la sortit de nouveau, cependant il ne la mettait pas tout de suite dans la main tendue de Douniacha. — Dites que c’est Doutlov qui l’a trouvĂ©e sur la route. — Oui, donne. — Je pensais que c’était une lettre ordinaire, mais un soldat m’a dit que c’était de l’argent. — Mais, donne, donne. — Je n’oserais pas aller Ă  la maison pour... — prononça de nouveau Doutlov, sans se sĂ©parer de la prĂ©cieuse enveloppe... — Annoncez ainsi. Douniacha prit l’enveloppe et, de nouveau, alla chez madame. — Ah! mon Dieu, Douniacha! —dit madame d’un ton de reproche, — ne me parle pas de cet argent ! Quand je me rappelle cet enfant... — Madame, le paysan ne sait pas Ă  qui vous ordonnez de le remettre, — dit encore Douniacha. POLIKOUCUKA 113 Madame dĂ©cacheta l’enveloppe, tressaillit en apercevant l’argent, et devint pensive. — Maudit argent! que de malheurs il cause! — C’est Doutlov, Madame. Ordonnez-vous qu’on l’amĂšne ici, ou daignez-vous sortir vers lui? Je ne sais pas si cet argent est intact, — fit Douniacha. — Je ne veux pas de cet argent. C’est un argent maudit qu’a-t-il fait? Dis-lui qu’il le garde s’il veut, — dit tout Ă  coup Madame, en cherchant la main de Douniacha. — Oui, oui, oui, — rĂ©pĂ©ta Madame Ă  Douniacha Ă©tonnĂ©e, — qu’il garde tout et qu’il en fasse ce qu’il voudra — Quinze cents roubles, — objecta Douniacha, en souriant doucement comme Ă  un enfant. — Qu’il prenne tout, — rĂ©pĂ©ta Madame impatiemment. — Quoi ! Ne me comprends-tu pas ! C’est de l’argent maudit ; ne m’en parle jamais. Que le paysan garde ce qu’il a trouvĂ©. Va, va donc ! Douniacha revint dans la chambre des bonnes. — C’est tout l’argent? — demanda Doutlov. — Compte toi-mĂȘme. Elle a ordonnĂ© de te le donner, — dit Douniacha en lui tendant l’enveloppe. Doutlov mit son bonnet sous son bras, et en se penchant se mit Ă  compter. — Il n’y a pas de boulier? Doutlov avait compris que Madame, trop sotte pour compter, lui ordonnait de le faire. — Tu compteras chez toi! C’est Ă  toi ! C’est ton TolstoĂŻ. — vt. — Volikouchka. 8 114 POLIKOUCHKA argent i — dit Douniacha, irritĂ©e. — Je ne veux pas le voir, » — a-t-elle dit — donne-le Ă  celui qui l’a apportĂ©. Doutlov, sans se dresser, fixait ses yeux sur Douniacha. La tante de Douniacha frappa des mains. — Mes aĂŻeux! En voilĂ  une chance! Mes aĂŻeux! La deuxiĂšme femme de chambre ne pouvait y croire. — Que dites-vous, Advotia MikhaĂŻlovna, vous plaisantez ! — Quelle plaisanterie? Elle a ordonnĂ© de le donner au paysan... Eh bien, prends l’argent et va, — dit Douniacha, sans cacher son dĂ©pit. — Le malheur des uns fait le bonheur des autres ! — C’est facile Ă  dire. Quinze cents roubles ! — fit la tante. — Et plus, — dit Douniacha. — Eh bien! Tu mettras un cierge de dix kopeks Ă  saint Nicolas, — ajouta-t-elle d’un ton moqueur. — Quoi ! tu n’en reviens pas? Si encore ça tombait Ă  un pauvre, mais lui, il a dĂ©jĂ  assez d’argent. Doutlov comprit enfin que ce n’était pas une plaisanterie ; il rassembla l’argent Ă©talĂ© sur la table pour le compter, puis le mit dans sa poche. Mais ses mains tremblaient pendant qu’il regardait les filles pour se convaincre que c’était sĂ©rieux. — VoilĂ , il n’en revient pas; il est heureux, — dit Douniacha, tout en montrant son mĂ©pris pour POLIKOUCHKA 145 le paysan et l’argent. — Laisse, je te le mettrai. Elle voulut ramasser l'argent. Doutlov ne la laissa point faire. Il empoigna l’argent, l’enferma encore plus profondĂ©ment, et prit son bonnet. — Es-tu content? — Je ne sais que dire! VoilĂ  comme... Il n’acheva pas; il ricana, faillit pleurer et sortit. La clochette sonna dans la chambre de Madame. — Eh bien, tu le lui as donnĂ©? o — Oui. Ăź! " — Est-il content ? — Il en est comme fou. — Ah ! appelle-le ici. Je lui demanderai comment il l’a trouvĂ©. Appelle-le, je ne puis pas sortir. Douniacha courut et rejoignit le paysan dans le vestibule. Il avait tirĂ© sa bourse et la tĂȘte nue, en s’inclinant, il dĂ©liait la bourse et tenait l’argent entre ses dents. Il lui semblait peut-ĂȘtre, que tant que l’argent n’était pas dans sa bourse, il n’était pas Ă  lui. Quand Douniacha l’appela, il eut peur. — Quoi, Avdotia... Avdotia MikhaĂŻlovna, veut- elle reprendre l’argent ? Au moins, vous intercĂ©derez, et je jure que je vous apporterai du miel. — Le voyez-vous, il apportera ! La porte s’ouvrait de nouveau et le paysan Ă©tait introduit prĂšs de Madame. Il n’était pas gai. . Elle reprendra l’argent, » pensait-il; et, Dieu sait pourquoi, quand il entra dans la chambre, il souleva toute la jambe, comme s’il marchait dans une i 16 P0L1K0UCHKA herbe haute, et tĂącha de ne pas faire de bruit avec ses lapti. Il ne comprenait rien et ne voyait rien de ce qui Ă©tait autour de lui. En passant devant un miroir il voyait des fleurs, un paysan en lapti qui soulevait les jambes, le portrait d’un seigneur, une caisse verte, quelque chose de blanc... Tout Ă  coup cette chose blanche se mit Ă  parler ; c’était Madame... Il ne comprenait rien ; il ouvrait seulement de grands yeux. Il ne savait oĂč il Ă©tait, et tout lui paraissait plongĂ© dans un brouillard. — C’est toi, Doutlov? — Moi, madame. C’est tel que c’était, je n’y ai pas touchĂ©, — dit-il. — Je ne suis point heureux de cette affaire. Je le jure devant Dieu ! Comme je fouettais mon cheval... — Eh bien, c’est ta chance ! dit Madame avec un sourire mĂ©prisant et bon. Garde pour toi. Il ouvrit de grands yeux. — Je suis contente que cela te soit tombĂ© ! Dieu. fasse que cet argent te porte bonheur ! Es-tu content ? — Comment ne pas ĂȘtre content ! Si content, petite mĂšre ! Je prierai toujours Dieu pour vous. Je suis si heureux que Madame vive, grĂące Ă  Dieu. — Comment l’as-tu trouvĂ© ? — C’est-Ă -dire, pour madame, nous tĂąchions, comme toujours, sur l’honneur et non... — Il est dĂ©jĂ  tout Ă  fait embrouillĂ©, Madame, — dit Douniacha. POLIKOUCHKA 117 — J’avais amenĂ© Ă  la ville une recrue, mon neveu. Je revenais, et sur la route, j’ai trouvĂ©... Probablement que PolikeĂŻ, par hasard, l’aura laissĂ© tomber. — Eh bien, va, va, mon cher, je suis contente. — Si heureux! petite mĂšre! — prononçait le moujik. Ensuite il se rappela qu’il n'avait pas remerciĂ© et n’avait pas dit ce qu’il fallait. Madame et Dou- miacha souriaient, et lui, de nouveau, comme s’il enjambait de l’herbe, se retenait Ă  peine pour ne pas courir. Il lui semblait que sans cela on l’arrĂȘterait pour lui reprendre l’argent. XIV Une fois dehors, Doutlov s’éloigna de la route, vers les tilleuls, puis il enleva sa ceinture pour prendre plus aisĂ©ment sa bourse, et, il y mit son argent. Ses lĂšvres se remuaient, s’allongeaient et s’élargissaient, bien qu’il ne prononçùt pas un son. AprĂšs avoir rangĂ© l’argent et remis sa ceinture, il se signa, et s’en alla, comme un homme ivre, en faisant des zigzags sur la route, tellement il Ă©tait occupĂ© par les idĂ©es qui emplissaient sa tĂšte. Tout Ă  coup, il aperçut devant lui un paysan qui venait Ă  sa rencontre. Il appela c’était Efime qui; un bĂąton Ă  la main, gardait le pavillon. — Eh! l’oncle SĂ©mion ! — prononça joyeusement Efime en s’approchant de lui. Efime avait peur d’ĂȘtre seul. — Eh bien ! Avez-vous conduit les recrues, l’oncle ! — Oui. Que fais-tu? POLIKOUCHKA 119 — Mais on m’a mis ici, pour garder Ilitch, le pendu. — OĂč est-il? — VoilĂ , dans le grenier. On dit qu’il est pendu, — rĂ©pondit Efime, en montrant avec son bĂąton, le toit sombre du pavillon. Doutlov regarda dans la direction delĂ  main, et bien qu’il n’y vit rien, il fronça les sourcils, cligna des yeux et hocha la tĂȘte. — L’inspecteur de police est arrivĂ©, — dit Efime, — le cocher me l’a dit. On le retirera tout Ă  l’heure. C’est terrible la nuit, l’oncle. A aucun prix* je n’irais lĂ -haut, la nuit, si l’on m’ordonnait d’y monter. Egor MikhaĂŻlovitch me battrait Ă  mort, que je n’y monterais pas. — Quel pĂ©chĂ©! Quel pĂ©chĂ© ! — prononça Dout- tlov, Ă©videmment, par convenance ; mais il ne pensait pas du tout Ă  ce qu’il disait et voulait continuer son chemin. Mais la voix d’Egor MikhaĂŻlovitch l’arrĂȘta — Eh! gardien, viens ici ! — criait du perron, Egor MikhaĂŻlovitch. » Efime rĂ©pondit. — Eh ! quel paysan cause lĂ -bas avec toi ? — Doutlov. — Viens, toi aussi SĂ©mion, viens. En s’approchant, Doutlov aperçut, dansla lumiĂšre de la lanterne que portait le cocher, Egor MikhaĂŻlovitch et un fonctionnaire de petite taille, avec un 120 POLIKOUCHKA chapeau Ă  cocarde et un manteau. C’était l’inspecteur de police. — VoilĂ , le vieux ira aussi avec nous, —dit Egor MikhaĂŻlovitch en l’apercevant. Le vieux avait peur, mais il n’y avait pas Ă  reculer. — Eh toi, Efimka, toi un jeune garçon, cours au grenier oĂč il s’est pendu, arrange l’escalier pour que sa seigneurie puisse passer. Efimka, qui ne voulait Ă  aucun prix s’approcher du pavillon, y courut en faisant autant de bruit avec ses lapti que s’il eĂ»t traĂźnĂ© des poutres. Le policier frappa le briquet et alluma sa pipe. Il habitait Ă  deux verstes, et venait d’ĂȘtre sĂ©vĂšrement rĂ©primandĂ© par son chef pour ivrognerie, c’est pourquoi, il se trouvait dans un accĂšs de zĂšle. ArrivĂ© Ă  dix heures du soir, il voulait examiner aussitĂŽt le pendu. Egor MikhaĂŻlovitch demanda Ă  Doutlov pourquoi il se trouvait ici. En montant, Doutlov raconta au gĂ©rant l’histoire de l’argent trouvĂ© et la dĂ©cision de Madame. Doutlov ajouta qu’il Ă©tait venu demander la permission d’Egor MikhaĂŻlovitch. Le gĂ©rant, Ă  l’horreur de Doutlov, demanda l’enveloppe et l’examina. Le policier prit aussi l’enveloppe et, sĂšchement, briĂšvement, demanda des dĂ©tails. — L’argent est perdu, » pensait dĂ©jĂ  Doutlov. Mais le policier le lui remit. — Il en a de la veine, ce gaillard! — dit-il. POLIKOUCHKA 121 — Ça lui tombe Ă  pic — dit Egor MikhaĂŻlovitch. Il devait enrĂŽler son neveu, maintenant il le rachĂštera. — Ah ! fit l’inspecteur de police en s’avançant. — Tu rachĂšteras Ilia? demanda Egor MikhaĂŻlovitch. — Comment le racheter? Y aura-t-il assez d’argent? Et puis, il est peut-ĂȘtre trop tard? — Comme tu voudras, — dit le gĂ©rant. Et tous deux suivirent le policier. Ils s’approchĂšrent du pavillon. Dans le vestibule les gardes puanteux attendaient avec une lanterne. Doutlov les suivit. Les gardes avaient un air confus qui devait se rapporter Ă  l’odeur qu’ils venaient de produire car ils n’avaient rien fait de mal. Tousse turent. — OĂč? demanda le policier. — Ici, — chuchota Egor MikhaĂŻlovitch ; — Efimka, tu vas passer devant avec la lanterne. Efimka, en haut, arrangeait dĂ©jĂ  les planches et semblait avoir perdu toute peur. Et enjambant deux ou trois marches Ă  la fois, le visage gai, il grimpa devant, se retournant seulement pour Ă©clairer le policier qui suivait Egor MikhaĂŻlovitch. Quand ils disparurent, Doutlov, qui avait dĂ©jĂ  le pied sur la marche, soupira et s’arrĂȘta. Deux minutes aprĂšs, les pas s’arrĂȘtaient dans le grenier; Ă©videmment ils s’approchaient du cadavre. — Oncle ! Ils t’appellent, — cria Efime par le 122 POLIKOUCHKÀ trou. Doutlov monta. A la lumiĂšre de la lanterne on ne voyait du policier et d'Egor MikaĂŻlovitch que le haut du corps. DerriĂšre eux se trouvait encore quelqu’un qui tournait le dos, c’était PolikeĂŻ. Doutlov enjamba la poutre, et, en se signant, s’arrĂȘta. — Tournez-le, — dit le policier. Personne ne bougea. — Efimka, tu es jeune, — dit Egor MikhaĂŻlo- vitch. Le jeune garçon enjamba la poutre ; il tourna Ilitch, se mit Ă  cĂŽtĂ© de lui, regardant de l’air le plus gai, tantĂŽt Ilitch, tantĂŽt le chef de police, de mĂȘme que celui qui montre un albinos ou Julie PastranĂ©, regarde tantĂŽt le public, tantĂŽt le sujet exposĂ©, prĂȘt Ă  remplir tous les dĂ©sirs des spectateurs. — Retourne encore. Ilitch fut retournĂ© encore ; son bras se balançait faiblement ; les pieds traĂźnaient sur le sol. — DĂ©tachez-le. — Voulez-vous ordonner de couper la corde, Vassili Borissovitch? dit Egor MikgaĂŻlovitch. Mes enfants, donnez une hache. Il fallut rĂ©pĂ©ter deux fois cet ordre Ă  Doutlov et aux gardiens, et le jeune garçon se comporta avec Ilitch comme avec le corps d’un mouton. Enfin on coupa la corde; on ĂŽta le cadavre, on le couvrit. Le policier dĂ©clara que le mĂ©decin viendrait demain et laissa partir les hommes. Doutlov, en remuant les lĂšvres, se dirigea vers son logis. D'abord il avait peur, mais, Ă  mesure qu’il approchait du village, ce sentiment se dissipait et la joie emplissait de plus en plus son Ăąme. Dans le village on entendait des chansons et des voix avinĂ©es. Doutlov ne buvait jamais et maintenant se dirigeait tout droit vers la maison. Il Ă©tait dĂ©jĂ  tard quand il entra dans l'izba. Sa femme dormait. Le fils aĂźnĂ© et les petits-fils dormaient sur le poĂȘle, et le second fils, dans un cabinet noir. Seule la femme d’Iluchkane dormait pas ; en chemise sale, — la chemise de travail, — les cheveux embroussaillĂ©s, elle Ă©tait assise sur un banc et braillait. Elle n’alla pas ouvrir Ă  l’oncle, mais dĂšs qu’il entra dans l’izba, elle se mit Ă  hurler de plus belle et Ă  marmonner. D’aprĂšs l’opinion de la vieille elle marmonnait supĂ©rieurement, bien qu’à cause de sa jeunesse, elle n’en eĂ»t beaucoup de pratique. 124 POLIKOL'CBKA La vieille se leva et prĂ©para la soupe pour son mari. Doutlov chassa la femme d’Iluchka de la table. Assez, assez! » dit-il. Axinia se leva et se coucha sur le banc sans cesser de hurler. La vieille, en silence, disposa la table et se mit ensuite Ă  ranger. Le vieux non plus ne disait pas un mot. AprĂšs avoir fait sa priĂšre, il rota, se lava les mains, et, dĂ©crochant le boulier, il alla vers le cabinet noir. LĂ , d’abord il chuchota quelque chose Ă  sa femme, ensuite la vieille sortit et lui, il se mit Ă  faire claquer le boulier, enfin, soulevant une trappe, il descendit dans la cave. Il y remua longtemps. Quand il remonta, l’izba Ă©tait toute sombre, le copeau ne brillait plus. La vieille, pendant la journĂ©e, ordinairement calme et silencieuse, Ă©tait sur les planches et un ronflement emplissait l’izba. La femme remuante d’Iluchka dormait aussi, et respirait sans bruit. Elle dormait tout habillĂ©e sur le banc, et sans rien sous la tĂȘte. Doutlov fit une priĂšre, puis regarda la femme d’Iluchka, hocha la tĂȘte, Ă©teignit le copeau, rota encore une fois, grimpa sur le poĂȘle et s’allongea Ă  cĂŽtĂ© de son petit-fils. Dans l’obscuritĂ©, il jeta ses lapti et, allongĂ© sur le dos il regarda les planches au-dessus du poĂȘle, qu’il apercevait Ă  peine, il Ă©couta le bruit des cafards qui se remuaient dans les murs, les soupirs, les ronflements et les bruits du bĂ©tail dans la cour. De polikoucĂŒka 125 longtemps il ne put s’endormir. La lune montait; dans l’izba il faisait plus clair. Il apercevait dans le coin Accinia et quelque chose qu’il ne pouvait bien distinguer ; Ă©tait-ce l'armiak oubliĂ© par son fils, un baquet placĂ© lĂ  par sa femme ; Ă©tait-ce quelqu’un debout? Endormi ou non, il continuait Ă  examiner... Evidemment l’esprit sombre qui menait Ilitch Ă  cette tĂ©nĂ©breuse affaire et dont on avait senti l’approche cette nuit, devait Ă©tendre son aile jusqu’au village, jusqu’à l’izba des Dout- lov oĂč Ă©tait cet argent qu’iZ avait employĂ© pour perdre Ilitch. Du moins Doutlov le sentait ici, et il n’était pas Ă  son aise. EveillĂ© ou endormi, il apercevait quelque chose qu’il ne pouvait dĂ©finir. Il se rappelait Iluchka les mains ligottĂ©es, le visage d’Accinia et ses murmures, Ilitch avec ses bras ballants. Tout Ă  coup le vieux crut voir passer quelqu’un devant la fenĂȘtre. Qui est-ce? Peut-ĂȘtre le slarosta! Gomment a-t-il ouvert? » se dit le vieux en entendant des pas dans le vestibule. La vieille a peut-ĂȘtre oubliĂ© de fermer la porte quand elle est allĂ©e dans le vestibule? » Le chien hurlait et lui marchait dans le vestibule, — raconta depuis le vieillard — comme s’il cherchait la porte; il passa devant, se mit Ă  tĂąter le mur, se heurta contre le baquet qui fit grand bruit ; et de nouveau, il se mit Ă  tĂąter comme s’il cherchait le loquet. Il le prit, — un frisson passait par le corps du vieux, — tira le 126 POLIKOUCHKA loquet et rentra ici , sous la forme d’un homme. — Doutlov savait que c’était lui Il avait voulu se signer, mais il ne le pouvait pas. — //s’approcha de la table, tira le tapis, le jeta Ă  terre et grimpa sur le poĂȘle. — Le vieux reconnut les traits d’Ilitch. — Il grinça des dents, ses bras s’agitĂšrent, il sauta sur le poĂȘle et se jeta sur le vieux pour l’étouffer. — Mon argent, — prononçait Ilitch. — Laisse, je ne le ferai plus, — voulait dire SĂ©mion, mais il ne le pouvait articuler. Ilitch l’étouffait de tout le poids d’une montagne de pierre appuyĂ©e sur sa poitrine. Doutlov savait que s’il prononçait une priĂšre il serait dĂ©livrĂ©, et il savait quelle priĂšre dire, mais il ne pouvait la prononcer. Son petit-fils dormait Ă  cĂŽtĂ©. L’enfant poussa un cri perçant et pleura le grand-pĂšre le serrait contre le mur. Le cri de l’enfant desserra les lĂšvres du grand-pĂšre Que Christ ressuscite, » prononça Doutlov. Il pressa moins fort. » Et que ses ennemis se dispersent... » Il descendit du poĂȘle. Doutlov entendit ses deux pieds frapper sur le sol. Doutlov rĂ©citait l’une aprĂšs l’autre toutes les priĂšres qu’il connaissait. Il alla vers la porte, poussa la table et frappa si fort la porte que l’izba en trembla. Tous dormaient cependant, sauf le grand-pĂšre et le petit-fils. Le grand-pĂšre rĂ©citait des priĂšres et tremblait de tout son corps. Le petit- fils pleurait en s’endormant et se serrait contre le grand-pĂšre. De nouveau tout se calmait. Le grand- POLIKOUCHKA 127 pĂšre Ă©tait couchĂ© sans remuer. Le coq chanta derriĂšre le mur, Ă  l’oreille de Doutlov. 11 entendit les Ă©bats des poules ; le jeune coq essayait de chanter aprĂšs le vieux, et ne le pouvait pas ; quelque chose remuait sur les jambes du vieux. — C’était le chat. Il sauta du poĂȘle, ses pattes molles frappĂšrent le sol, et il alla miauler prĂšs de la porte. Le grand-pĂšre se leva, ouvrit la fenĂȘtre. La rue Ă©tait sombre et sale. Pieds nus, en se signant, il sortit dans la cour des chevaux ; lĂ  on sentit que le maĂźtre passait la jument qui Ă©tait sous l’auvent embarrassait ses pattes dans les brides, renversait sa pitance, et, les pattes levĂ©es, tournait attentivement la tĂȘte vers son maĂźtre. Le poulain Ă©tait couchĂ© sur le fumier. Le grand-pĂšre le souleva, arrangea la jument, lui donna Ă  manger et revint Ă  l’izba. La vieille s’était levĂ©e et allumait les copeaux. Eveille les enfants, j’irai en ville ». Ils allumĂšrent le cierge de l’icĂŽne et tous deux descendirent dans la cave. DĂ©jĂ , non seulement chez les Doutlov, mais chez tous les voisins, les feux s’allumaient quand il sortit. Les garçons dĂ©jĂ  levĂ©s se prĂ©paraient. Les femmes entraient et sortaient avec des pots de lait. Ignate attela la charrette. Le deuxiĂšme fils graissait l’autre. La jeune femme ne hurlait plus, mais s’arrangeait ; un fichu sur la tĂšte, elle Ă©tait assise sur un banc, attendant l’heure d’aller en 138 POLIKOUCHKA ville faire ses adieux Ă  son mari ! Le vieux paraissait particuliĂšrement sĂ©vĂšre. Il mit son caftan neuf, sa ceinture, et, avec tout l’argent d’Ilitch dans son gousset, il partit chez Egor MikhaĂŻlovitch. — Plus vite que ça ! cria-t-il Ă  Ignate qui plaçait les roues sur l’axe soulevĂ© et graissĂ©. — Je reviens tout de suite. Que tout soit prĂȘt! Le gĂ©rant, qui venait de se lever, buvait du thĂ© et se prĂ©parait Ă  aller en ville pour enregistrer lui- mĂȘme les recrues. — Que veux-tu? demanda-t-il. — Egor MikhaĂŻlovitch, je veux racheter le garçon. Faites-moi la grĂące. . DerniĂšrement, vous avez dit que vous connaissiez en ville un remplaçant. Conseillez-moi. Moi je ne connais rien. — Quoi ! As-tu rĂ©flĂ©chi ? — J’ai rĂ©flĂ©chi, Egor MikhaĂŻlovitch. Il est Ă  plaindre c’est le fils dĂ©mon frĂšre. Quel qu’il soit, c’est toujours triste. Cet argent est cause de bien des pĂ©chĂ©s! Fais-moi la grĂące, donne-moi un conseil, dit-il en saluant trĂšs bas. Comme toujours en pareil cas, Egor MikhaĂŻlovith, silencieux, se mordit longtemps les lĂšvres, et, aprĂšs avoir rĂ©flĂ©chi, Ă©crivit deux billets et expliqua ce qu’il fallait faire en ville. Doutlov rentra chez lui. La jeune femme Ă©tait dĂ©jĂ  partie avec Ignate, et la jument grise, grosse, Ă©tait attelĂ©e et attendait Ă  la porte cochĂšre. Il arracha une branche de la haie, s’enveloppa dans son POLIKOUCHKA 129 manteau, s’assit dans la charrette et fouetta sa bĂȘte. Doutlov pressait tant la jument que d’un coup elle perdit son ventre 1, et il ne la regardait plus, pour ne pas se laisser attendrir. Il Ă©tait inquiet Ă  la pensĂ©e d’arriver trop tard pour l’enrĂŽlement; il craignait qu’Ilitch ne fĂ»t dĂ©jĂ  enrĂŽlĂ© et que l’argent du diable ne lui restĂąt entre les mains. Je ne dĂ©crirai pas en dĂ©tails toutes les aventures de Doutlov, je dirai seulement qu’il eut une chance particuliĂšre. Chez le propriĂ©taire pour lequel Egor MikhaĂŻlovitch lui avait donnĂ© un billet, il y avait un remplaçant tout prĂȘt, dĂ©biteur de vingt-trois roubles, dĂ©jĂ  acceptĂ© au bureau de l’enrĂŽlement. Le propriĂ©taire voulait pour cet homme quatre cents roubles, et l’acheteur, un petit bourgeois, qui courait dĂ©jĂ  depuis trois semaines, proposait trois cents roubles. Doutlov conclut le marchĂ© en deux mots — a Tu prendras trois cent vingt-cinq roubles? » dit-il en tendant la main, mais avec une telle expression qu’on le voyait prĂȘt Ă  ajouter encore. Le propriĂ©taire ne donnait pas sa main et continuait Ă  demander quatre cents. Avec vingt-cinq de plus, tu prendras?» rĂ©pĂ©ta Doutlov en prenant de sa main gauche la main droite du propriĂ©taire, et menaçant de taper. Tu ne prends pas?» — Non !» — Eh 1; Effet produit sur la bĂȘte par le surmenage d’une course forcĂ©e. Les organes se contractent, et les flancs diminuent, se creusent. Sote de l'Ă©diteur. TolstoĂŻ. — vu — Polikouchka. 9 130 POLIKOUCHKA bien, Dieu soit avec toi I » prononça-t-il tout Ă  coup en frappant la main du propriĂ©taire et se haussant vers lui de tout son corps — Soit! prends avec cinquante. PrĂ©pare le reçu, amĂšne le garçon et maintenant les arrhes? Deux billets rouges, c’est assez ? » Et Doutlov ĂŽta sa ceinture et tira l’argent. Le propriĂ©taire, bien qu'il n’îtĂ t pas sa main, ne paraissait pas tout Ă  fait consentir, et sans prendre les arrhes, il marchandait le pourboire et le rĂ©gal pour le remplaçant. — Ne fais pas de pĂ©chĂ©, — dit Doutlov, en lui fourrant l’argent. — Nous mourrons tous ! — fĂźt-il ,d’un ton si doux et si convaincu que le propriĂ©taire dit — Allons-y ! Il frappa encore une fois dans la main, et se mit Ă  prier Que Dieu soit avec nous ! » prononça-t-il. On Ă©veilla le remplaçant qui dormait depuis la beuverie de la veille, et ne savait pas pourquoi on l’avait examinĂ©. Tous allĂšrent au bureau. Le remplaçant Ă©tait gai ; il demandait du rhum pour se remettre. Doutlov lui donna de l’argent. Il ne ressentit un peu de peur que dans le vestibule de la chancellerie. Ils y restĂšrent longtemps ; le vieux propriĂ©taire, en caftan bleu, et le remplaçant en demi-pelisse courte, les sourcils levĂ©s, les yeux grands ouverts, chuchotĂšrent longtemps, cherchant quelqu’un. Ils ĂŽtaient leur chapeau devant POLIKOUCHKA 131 chaque scribe, saluaient et, d’un air profond, Ă©coutaient la dĂ©cision apportĂ©e par le scribe que le propriĂ©taire connaissait. Tout espoir de terminer l’affaire le jour mĂȘme Ă©tait perdu et le remplaçant commençait Ă  devenir plus gai et plus libre, quand Doutlov aperçut Egor MikhaĂŻlovitch. Aussi tĂ»t il le salua et se cramponna Ă  lui. Egor MikhaĂŻlovich s’arrangeait si bien qu’en- viron trois heures aprĂšs, le remplaçant, Ă  son grand Ă©tonnement et Ă  son grand ennui, Ă©tait introduit dans la chancellerie, et Ă  la gaietĂ© gĂ©nĂ©rale, Ă  commencer par le gardien jusqu’au prĂ©sident, il Ă©tait dĂ©shabillĂ©, rasĂ©, habillĂ©, et on le laissa sortir derriĂšre la porte ; cinq minutes aprĂšs, Doutlov donnait l’argent et en recevait la quittance puis, disant adieu au propriĂ©taire et au remplaçant* il se rendit au logis du marchand oĂč Ă©taient les recrues de PokrovskoiĂ«. Ilia et sa jeune femme Ă©taient assis dans un coin de la cuisine du marchand. AussitĂŽt que le vieux entra, ils cessĂšrent de parler et le fixĂšrent avec une expression docile et malveillante. Comme toujours, le vieux pria Dieu, ĂŽta sa ceinture, puis tira un papier et appela dans l’izba son fds aĂźnĂ© Ignate et la mĂšre d’Uuchka qui Ă©taient dans la cour. — Ne fais pas de pĂ©chĂ©s, Iluchka, — dit-il en s’approchant de son neveu. — Hier soir, tum’asdit de telles paroles!... Est-ce que je ne te plains pas? Je me rappelle comment mon frĂšre t’a confiĂ© Ă  132 POLIKOUCHKA moi. Si j avais ia force, est-ce que je t’enrĂŽlerais? Dieu m’a envoyĂ© un bonheur et je n’ai pas hĂ©sitĂ©. Voici le papier, — dit-il en mettant la quittance sur la table, et 1 Ă©talant soigneusement avec ses doigts courbĂ©s qui ne se redressaient plus. Tous les paysans de PokrovskoiĂ©, les ouvriers du marchand et mĂȘme des Ă©trangers Ă©taient entrĂ©s de la cour dans l’izba. Tous devinĂšrent de quoi il s’agissait, mais personne n’interrompait le discours solennel du vieillard. — Voici le papier. J’ai donnĂ© quatre cents roubles. Ne reproche rien Ă  ton oncle. Iluchka s’était levĂ© mais ne savait que dire. Ses lĂšvres tremblaient d’émotion. La vieille mĂšre s’approchait de lui en sanglotant et voulait se jeter Ă  son cou, mais le vieux, lentement, impĂ©rieusement, l’écarta de la main et continua Ă  parler. — Tu m’as dit hier un mot, ce mot, c’est comme si tu m’avais plongĂ© un couteau dans le cƓur. En mourant, ton pĂšre a ordonnĂ© que tu fusses un fils pour moi, et si je t’ai offensĂ©, nous vivons tous dans le pĂ©chĂ©, n’est-ce pas, frĂšres orthodoxes? — dit-il, s’adressant aux paysans qui Ă©taient autour d’eux ; — voici ta propre mĂšre et ta jeune femme, et voici la quittance. Àu diable soit l’argent! Et pardonnez-moi, au nom du Christ ! Et en levant le pan de son armiak, il se laissa tomber Ă  genoux et salua bas Iluchka et sa femme- Les jeunes gens s’efforcaient en vain de le retenir. POLIKOUCHKA 133 Il ne se leva pas avant d’avoir posĂ© son front sur le sol. Il se secoua et s’assit sur le banc. La mĂšre et la femme d’Iluchka hurlaient de joie. Un murmure d’approbation courait dans la foule. — C’est, selon Dieu, comme ça», —disait l’un. — L’argent qu’est-ce que c’est; pour de l’argent on n’achĂšte pas un garçon», — disait l’antre. — — Quelle joie ! un homme juste en un mot ! » exclamait un troisiĂšme. Seuls les paysans enrĂŽlĂ©s ne disaient rien ; sans faire de bruit ils sortirent dans la cour. Deux heures aprĂšs les deux charrettes des Dout- lov quittaient le faubourg de la ville. Dans la premiĂšre, attelĂ©e d’une jument gris mĂȘlĂ©, au ventre enfoncĂ© et tout en sueur, le vieux et Ignate Ă©taient ‱ assis. Au fond de la charrette, il y avait des paquets de craquelins et des miches. Dans la charrette, sans conducteur, la jeune femme heureuse et tranquille Ă©tait assise avec sa belle-mĂšre enveloppĂ©e d’un chĂąle. La jeune femme tenait dans son tablier une petite bouteille d’eau-de-vie. Iluchka tournait le dos au cheval. Son visage Ă©tait rouge ; il se balançait sur le siĂšge en mangeant du pain et causant sans cesse. Les voix, le bruit des charrettes sur les pavĂ©s, l’ébrouement des chevaux, tout se confondait en un son joyeux. Les chevaux agitaient leurs queues, accĂ©lĂ©raient leur trot en sentant le chemin de la maison. Les piĂ©tons et les gens en voiture re- 134 POLIKOUCHKA marquaient involontairement cette heureuse famille. A la sortie mĂȘme de la ville, les Doutlov dĂ©passĂšrent les recrues. Les recrues se tenaient en cercleautour d’un cabaret. Une recrue, avec cette expression anti-naturelle que donne Ă  un homme le front rasĂ©, enfonçait sur sa nuque son bonnet gris et jouait habilement de la balalaĂŻka. Un autre, sans bonnet, une bouteille d’eau-de-vie Ă  la main, dansait au milieu du cercle. Ignate arrĂȘta le cheval et descendit pour ficeler la guide. Tous les Doutlov se mirent Ă  regarder curieusement l’homme qui dansait et ils l’applaudissaient avec joie. La recrue semblait ne voir personne, mais sentait grossir le public qui ‱l’admirait, et cela augmentait sa force et son adresse. La recrue dansait trĂšs bien. Ses sourcils Ă©taient froncĂ©s, son visage rouge, immobile, sa bouche figĂ©e dans un sourire qui avait perdu depuis longtemps son expression. Il semblait concentrer toutes les forces de son ĂȘtre Ă  poser le plus rapidement possible un pied aprĂšs l’autre, tantĂŽt sur le talon, tantĂŽt sur la pointe. Parfois il s’arrĂȘtait soudain, clignait des yeux au joueur de balalaĂŻka, et celui-ci se mettait Ă  faire trembler encore plus rapidement toutes les cordes de l’instrument, et mĂȘme Ă  frapper des phalanges sur la caisse. La recrue s’arrĂȘtait, mais ne paraissait pas immobile, elle semblait danser. Tout Ă  coup, il commençait Ă  se mouvoir lente-» POLIKOUCHKA 135 ment en secouant les Ă©paules, puis, brusquement, il se soulevait et s’abaissait sur les pointes et se mettait Ă  danser en prissiatka. Les gamins riaient ; les femmes secouaient la tĂȘte ; les hommes souriaient et approuvaient. Un vieux sous-officier se tenait immobile prĂšs du danseur. Il semblait dire Ça vous Ă©tonne, mais moi, il y a longtemps que je connais cela. » Le joueur de balalaĂŻka Ă©tait visiblement fatiguĂ©. 11 regardait nonchalamment autour de lui en prenant un accord faux. D’un coup il frappa la caisse et la danse cessa. — Eh ! Aliocha ! dit le joueur de balalaĂŻkaau danseur, en lui dĂ©signant Doutlov. — VoilĂ  le parrain? — Oui? Eh! mon cher ami! —'cria Aliocha, cette mĂȘme recrue achetĂ©e par Doutlov, et qui, les jambes fatiguĂ©es, s’était assis et, la tĂšte soulevĂ©e, buvait Ă  mĂȘme une bouteille d’eau-de-vie. Il s’avança vers la charrette — Michka, un verre ! Patron, mon cher ami! en voilĂ  une joie ! — s’écria-t-il en jetant sa tĂšte ivre sur le chariot, et il se mit Ă  rĂ©galer d’eau-de-vie et les hommes et les femmes. Les paysans burent, les femmes refusĂšrent. — Mes amis ! quel cadeau je vais vous faire ! — dit Aliocha en embrassant les vieilles. Une marchande Ă©tait dans la foule, Aliocha s’approcha de son Ă©ventaire et jeta tout dans la charrette. 13G POLIKOUCHKA — M’aie pas peur, je paierai, diable ! cria t il d’une voix pleurnicheuse ; et tirant sa bourse de sa poche, il la jeta Ă  Michka. Il Ă©tait debout, appuyĂ© sur la charrette, ses yeux humides regardaient ceux qui Ă©taient assis lĂ . — Laquelle est la mĂšre? — demanda-t-il. — C’est toi, hein? Je donne aussi pour elle. — Il rĂ©flĂ©chit un moment, mit la main dans sa poche, en tira un mouchoir neuf, pliĂ©, prit la serviette qu’il avait en guise de ceinture sous son habit, ĂŽta vivement de son cou son fichu rouge tout chiffonnĂ©, et jeta le tout sur les genoux de la vieille. — Prends, je te le donne, dit-il d'une voix de plus en plus basse. — Pourquoi? Merci mon cher! En voilĂ  un bon garçon sans rancune, — dit la Vieille au vieux Doutlov qui s’approchait de leur charrette. Àliocha se tut, puis, comme s’il s’endormait, sa tĂšte se pencha plus bas. — C’est pour vous que je pars, c’est pour vous que je pĂ©ris ! — prononça-t-il. — C’est pourquoi je vous fais des cadeaux. — Je pense qu’il a aussi une mĂšre, — dit quelqu’un dans la foule. — Quel bon garçon !.. Malheur ! Aliocha leva la tĂȘte. — J’ai une mĂšre, un pĂšre aussi. Tous m’ont abandonnĂ©. Écoute, toi, la vieille, — ajouta-t-il en prenant la main de la mĂšre d’Iluchka.— Je t’ai fait un cadeau. Écoute-moi au nom du Christ. Va POLIKOUCÏÏKA 137 au village VodnoiĂ©, demande lĂ  bas, la vieille Niko- nova, c’est ma mĂšre, tu entends. Dis Ă  cette vieille Nikonova, la troisiĂšme izba du bout, prĂšs du puits neuf... dis-lui que, Aliocha... c’est-Ă -dire son fils... musicien !.. joue ! cria-t-il. — Et il se remit Ă  danser en marmonnant, et jeta Ă  terre la bouteille qui contenait un reste d’eau-de-vie. Ignate monta dans la charrette et voulut s’éloigner. — Adieu ! que Dieu t’aide ! — prononça la vieille en s’enveloppant de sa pelisse. Aliocha s’arrĂȘta tout Ă  coup. — Allez au diable! et ta mĂšre aussi ! cria-t-il, les menaçant des poings fermĂ©s. — Oh mon Dieu! prononça la mĂšre d’Iluchkaen se signant. Ignate fouetta la jument et les charrettes s’éloignĂšrent. Aliocha la recrue, se tenaitau milieu de la route, et, en serrant les poings, avec une expression de rage sur son visage, il injuriait de toutes ses forces les paysans. — Pourquoi vous arrĂȘtez-vous ! Allez au diable, les sauvages. Vous n’échapperez pas Ă  ma main, diables ! criait-il. A ces mots sa voix s’entrecoupa et il tomba lourdement Ă  terre. BientĂŽt les Doutlov Ă©taient en plein champ et n’apercevaient plus la foule des recrues. 4 38 P0LIK0UCI1KA Quand ils eurent fait cinq versles au pas, Ignate descendit de, la charrette oĂč son pĂšre s’était endormi et alla prĂšs d’Iluchka. Tous deux burent la bouteille apportĂ©e de la ville. Peu de temps aprĂšs,' Ilia entonna une chanson que les femmes reprenaient. Ignate accompagnait gaĂźment, en mesure, la chanson. Un chariot de poste courait rapidement Ă  leur rencontre. Le postillon cria aprĂšs ses chevaux, quand il croisa les deux charrettes joyeuses. Le postillon regarda, en clignant des yeux, les visages rouges des paysans et des femmes cahotĂ©s qui chantaient si gaĂźment. KHOLSTOMIER HISTOIRE D’UN CHEVAL 186 1 ĂŻ^PBR" " , -? r '-rr^Tçrv?-» W*ly*hg l&lgĂżt MÜ^ Ăź-sVJi fJ-xÆM, HszS&M rÊ y ffiÂŁĂż KHOLSTOMIER HISTOIRE D’UN CHEVAL 186 1 DÉDIÉ A LA MÉMOIRE DE M. A; STAKnOVITCH t 1 I Le ciel s’élevait de plus en plus ; la rougeur du soleil s’élargissait ; l’argent mat de la rosĂ©e devenait plus blanc; le croissant palissait ; la forĂȘt devenait plus sonore... Les gens commençaient Ă  se lever, et, dans la cour des chevaux des maĂźtres, les Ă©brouements, les piĂ©tinements sur la paille, mĂȘme les hennissements mĂ©chants et aigus des chevaux qui se heurtaient et se querellaient, devenaient plus frĂ©quents. 1 Ce sujet, trouvĂ© par M. A. Stakhovitch, l’auteur de Pendant la Suit et Les Cavaliers, a Ă©tĂ© transmis par lui Ă  TolstoĂŻ. L42 KflOLSTOMIER — Hou ! Tu auras le temps; as-tu dĂ©jĂ  faim? — dit le vieux palefrenier en ouvrant rapidement la large porte grinçante. — OĂč vas-tu? ajouta-t-il en faisant un geste contre une jument qui voulait franchir la porte. Le palefrenier Nester Ă©tait vĂȘtu d’une casaque ceinte avec une courroie Ă  plaques de cuivre ; son fouet pendait derriĂšre son Ă©paule ; du pain, enveloppĂ© dans une serviette Ă©tait attachĂ© derriĂšre sacein- ture. Il tenait dans les mains une selle et un bridon. Les chevaux n’étaient ni effrayĂ©s ni offensĂ©s du ton moqueur du palefrenier ; ils feignirent l’indiffĂ©rence, et, sans se hĂąter, s’éloignĂšrent de lĂ  porte cochĂšre. Seule la vieille j umentbai-foncĂ©, Ă  la longue criniĂšre, aplatit l’oreille et se dĂ©tourna rapidement. À cette occasion, une petite et jeune jument, qui Ă©tait derriĂšre et n’avait rien Ă  faire ici, poussa un cri et lança une ruade au premier cheval qui se trouva sur son chemin. — Hou ' cria le palefrenier d’une voix encore plus haute et plus menaçante; et il se dirigea vers un coin de la cour. De tous leschevaux qui se trouvaient dans la cour d’élevage il y en avait prĂšs de cent, le moins impatient Ă©tait un hongre pie. 11 restait seul dans un coin, sous l’auvent, et les yeux demi-fermĂ©s, il lĂ©chait le chĂȘne du hangar. On ne sait quel goĂ»t y trouvait le hongre pie, mais, en faisant cela, il avait l’air sĂ©rieux et rĂ©flĂ©chi. KHOLSTOMIER 143 — Va! — prononça, du mĂȘme ton, le palefrenier en s’approchant de lui; et il posa sur le fumier, prĂšs de lui, la selle et une couverture crasseuse, Le hongre pie cessa de lĂ©cher, et sans remuer regarda longuement tester. Il n’a pas ri, il ne s'est pas fĂąchĂ©, il n’a pas froncĂ© son front, mais il remua seulement tout son ventre, respira lourdement et se dĂ©tourna. Le palefrenier enlaça son cou et lui mit le bridon. — Qu’as-tu Ă  soupirer? dit-il. Le hongre agita la queue comme s’il voulait dire Comme ça, pour rien, Nester. » Nester mit sur le hongre la couverture et la selle ; celui-ci baissa les oreilles, sans doute pour exprimer son mĂ©contentement, ce qui lui valut d’ùtre appelĂ© vaurien », et Nester attacha la sous-ven- triĂšre. Le hongre se renfrogna, mais on lui mit le doigt dans la bouche et il reçut un coup de genou dans le ventre, si bien qu’il en soupira. MalgrĂ© cela lorsqu’avec les dents on lira la sangle de chabra- que, de nouveau il baissa les oreilles et mĂȘme se retourna. Il savaitbien queça nechangerait rien, mais cependant il croyait nĂ©cessaire d’exprimer que ça lui Ă©tait dĂ©sagrĂ©able, et il le montrait chaque fois. Quand la selle fut mise, il Ă©carta la jambe droite et se mit Ă  mĂącher le mors, et cela aussi par des considĂ©rations Ă  lui personnelles, car il devait savoir qu’un mors ne peut avoir aucun goĂ»t, 144 KHOLSTOMIER Nester, s’aidant d’un court Ă©trier, monta sur le hongre ; il dĂ©roula son fouet, tira sa casaque de dessous sa jambe, et s’installa sur la selle avec cette allure particuliĂšre des cochers, des chasseurs, des palefreniers, et tira la guide. Le hongre re- dressala tĂšte en exprimant la bonne volontĂ© d’aller oĂč on le lui ordonnerait, mais il ne bougea pas. Il savait qu’avant de partir, assis sur son Ă©chine, on crierait encore beaucoup, que l’on donnerait des ordres Ă  l’autre palefrenier Vaska, et aux chevaux. En effet, Nester se mit Ă  crier Vaska ! Eh ! Vaska! tu as laissĂ© Ă©chapper les juments, hein? hein ? OĂč vas tu, diable ? Hou ! Est-ce que tu dors? Ouvre! Que les juments passent devant, etc... » La porte cochĂšre grinça. Vaska, mĂ©content et endormi, tenant un cheval par la bride, Ă©tait prĂšs du jambage de la porte et laissait passer les chevaux. Les chevaux, l’un aprĂšs l’autre, marchant avec prudence sur la paille, en la flairant, passĂšrent devant. Des jeunes juments, des Ă©talons, des poulains, des juments pleines portant lentement leur ventre franchissaient Ă  la file la porte cochĂšre. Les jeunes juments se heurtaient parfois par deux ou trois, la tĂȘte sur le dos des unes des autres, et jouaient des pattes dans la porte cochĂšre, ce qui leur valait chaque fois les injures des palefreniers. Les poulains se jetaient dans les pattes des juments, parfois Ă©trangĂšres, et hennissaient bruyamment en rĂ©pondant aux cris brefs des ju- KHOLSTOMIER 14o ments. Une jeune jument, dĂ©vergondĂ©e, dĂšs qu’elle eut franchi la porte cochĂšre, baissa la tĂȘte de cĂŽtĂ©, souleva son derriĂšre et poussa un cri, mais cependant elle n’osa pas devancer la vieille grise Jouldiba qui, d’un pas calme, lourd, enbalaçant son ventre d’un cĂŽtĂ© sur l’autre, marchait lentement comme toujours devant tous les chevaux. La cour quelques minutes avant si animĂ©e, se vidait tristement. Les poteaux restaient, mornes, sous l’auvent vide et l’on ne voyait que de la paille piĂ©tinĂ©e, couverte de fumier. Ce tableau d’abandon avait beau ĂȘtre coutumier au hongre pie, il lui produisait sans doute une triste impression. Lentement, il inclinait la tĂȘte et la relevait comme en un salut, soupirait autant que le lui permettait la sangle serrĂ©e, et, en traĂźnant ses pattes cagneuses, lourdes, suivait Ă  pas lents le troupeau, en portant sur son dos osseux le vieux Nester. Maintenant je le sais aussitĂŽt que nous serons sur la route, il allumera sa pipe de bois renfermĂ©e dans son Ă©tui de cuir Ă  chaĂźnette. J’en suis mĂȘme content, parce que, le matin de bonne heure, avec la rosĂ©e, cette odeur m’est agrĂ©able et me rappelle de doux souvenirs. L’ennuyeux c’est que, quand il a sa pipe entre les dents, le vieux est toujours gai, il se croit trĂšs fort, et s’assied de cĂŽtĂ©, tout Ă  fait de cĂŽtĂ©, juste du cĂŽtĂ© qui me fait mal. Cependant que Dieu le bĂ©nisse ; ce n’est pas une nouveautĂ© pour moi de souffrir pour le plaisir des TolstoĂŻ. — vi. — Khohtomicr. 10 146 KHOLSTOMIER autres, je commence mĂȘme Ă  y trouver un certain charme. Qu’il monte sur ses ergots, le pauvre homme, il n’y monte que lorsque personne ne le voit; qu’il reste assis de cĂŽtĂ©... » raisonnait le hongre en posant prudemment ses pattes Ă©corchĂ©es, comme s’il marchait au milieu de la route. II tester, ayant conduit le troupeau prĂšs de la riviĂšre, Ă  l’endroit oĂč devaient paĂźtre les chevaux, descendit et dessella. DĂ©jĂ  le troupeau commençait Ă  se disperser peu Ă  peu, dans le prĂ© pas encore piĂ©tinĂ©, couvert de rosĂ©e et d’une buĂ©e qui se soulevait Ă©galement du prĂ© et de la riviĂšre qui le bordait. Nester ĂŽta les guides du hongre pie et le gratta sous le cou, Ă  quoi le hongre, en signe de recon- * naissance et de plaisir, ferma les yeux. — Il aime ça, le vieux chien ! prononça Nester. Le hongre n’aimait nullement ce grattage, mais par dĂ©licatesse seule, il feignait d’en avoir du plaisir. Il remua sa tĂȘte en signe de contentement ; mais, tout Ă  coup, et sans aucune cause, Nester, supposant peut-ĂȘtre qu’une familiaritĂ© trop grande pourrait donner au hongre des idĂ©es fausses sur sa situation, repoussa brusquement la tĂȘte du 148 KUOLSTOMIER cheval, et, soulevant la guide, en frappa un coup vigoureux sur la patte maigre, puis, sans mot dire, alla vers le petit tertre, prĂšs du tronc oĂč il avait l’habitude de se reposer. Bien que cet acte attristĂąt le hongre pie, il n’en laissa rien voir et, en agitant la queue qui perdait son crin et en flairant quelque chose, il se dirigea vers la riviĂšre, sans prĂȘter aucune attention Ă  ce que faisaient autour de lui les jeunes juments, les Ă©talons et les poulains, si gais le matin. Sachant que le plus sain, surtout Ă  son Ăąge, c’était de bien boire et de manger ensuite, il choisit un endroit du bord oĂč la pente Ă©tait plus douce et plus large, et, en mouillant ses sabots et le fanon, il plongea son mufle dans l’eau, se mit Ă  aspirer l’eau Ă  travers ses lĂšvres dĂ©chirĂ©es, en remuant ses cĂŽtes qui se gonflaient, et, de plaisir, agitait sa queue maigre, dĂ©garnie au bout. » La jument grise, la dĂ©vergondĂ©e qui agaçait toujours le vieux et lui faisait toutes sortes de misĂšres, s’approcha de l’eau, prĂšs de lui, comme si elle en avait besoin, mais en rĂ©alitĂ© pour lui salir l’eau devant le nez. Mais le hongre avait dĂ©jĂ  bu ; Comme s’il ne s’apercevait pas des intentions de la jument grise, il tira tranquillement une patte aprĂšs l’autre, secoua la tĂȘte, et, en s’éloignant de la jeunesse, il se mit Ă  manger. Les jambes Ă©cartĂ©es de diverses maniĂšres, sans piĂ©tiner l’herbe inutilement, presque sans se redresser, il mangea 9 KllOLSTOMIE R 1-49 pendant trois heures. AprĂšs avoir tant avalĂ© que son ventre pendait comme un sac sous ses cĂŽtes maigres, il s’installa tout droit sur ses pattes malades, de façon Ă  souffrir le moins possible, surtout de la patte droite de devant, la plus faible, et il s’endormit. * Il y a une vieillesse majestueuse, une vieillesse rĂ©pugnante, une vieillesse misĂ©rable. 11 y a une vieillesse Ă  la fois majestueuse et misĂ©rable. La vieillesse du hongre pie Ă©tait prĂ©cisĂ©ment de cette sorte. Le hongre Ă©tait* d’une grande taille, pas moins de deux archines 1 et trois verschok 2. Il Ă©tait autrefois pie-noir, mais maintenant les taches noires de son pelage Ă©taient d’une couleur gris sale. Son pie formait trois taches l’une sur la tĂȘte avec une calvitie du cĂŽtĂ© du nez jusqu’à la moitiĂ© du cou. Sa criniĂšre longue et pleine de mauvaises herbes Ă©tait blanche par endroits , grise Ă  d’autres. L’autre tache embrassait le cĂŽtĂ© droit jusqu’à la moitiĂ© du ventre ; et la troisiĂšme, sur la croupe, attrapait la partie supĂ©rieure de la queue jusqu’à la moitiĂ© des cuisses. Le reste de la queue Ă©tait blanc, bigarrĂ©. Une large tĂšte osseuse, avec de profondes cavitĂ©s au-dessous des yeux et une lĂšvre noire pendante, autrefois dĂ©chirĂ©e, Ă©tait il J'archine vaut 0 m ,711. 2 Le verschok vaut 0 m ,04i4,o. 150 KHOLSTOM1ER attachĂ©e trĂšs bas sur le cou, voĂ»tĂ© Ă  force de maigreur, et qui semblait ĂȘtre de bois. A travers la lĂšvre pendante, on apercevait la langue noire, mordue de cĂŽtĂ©, et les restes jaunes des dents infĂ©rieures, rongĂ©es. Les oreilles, dont une Ă©tait coupĂ©e, tombaient bas de cĂŽtĂ© et ne s’agitaient que rarement, paresseusement, pour chasser les mouches qui s’accrochaient. - Une mĂšche assez longue du toupet pendait derriĂšre l’oreille. Le front large Ă©tait enfoncĂ© et ridĂ© ; la peau pendait en poches sur les larges creux et, sur le cou et la tĂȘte, s’entrecroisaient des veines qui tremblaient et frissonnaient au moindre contact des mouches. L’expression de la face Ă©tait sĂ©vĂšre et patiente, profonde et souffrante. Les pattes de devant Ă©taient arquĂ©es aux genoux; les deux sabots couverts d’excroissances, et l’une des pattes, pie jusqu’à moitiĂ©, portait prĂšs du genou une tumeur de la grosseur du poing. Les pattes de derriĂšre Ă©taient plus solides , mais visiblement limĂ©es sur les cuisses depuis longtemps, et, Ă  ces endroits, les poils ne poussaient plus. La maigreur du corps faisait paraĂźtre les pattes dĂ©mesurĂ©ment longues. Les cĂŽtes, bien que trĂšs raides, Ă©taient si dĂ©couvertes et si tendues que la peau semblait ĂȘtre collĂ©e entre elles. Le garrot et le dos portaient des traces de coups anciens, et derriĂšre il y avait encore une*tumeur fraĂźche, gonflĂ©e, qui suppurait. Le KHOLSTOMIER 151 tronçon noir de la queue, dont on voyait les vertĂšbres, Ă©tait long et presque nu ; sur la croupe grise, prĂšs de la queue, il y avait une blessure, comme une morsure, de la largeur de la main, couverte de poils blancs ; on voyait une autre blessure cicatrisĂ©e sur le paleron droit. Les genoux de derriĂšre et la queue Ă©taient salis par un dĂ©rangement d’intestins continuel. Les poils, par tout le corps, Ă©taient -courts et raides mais, malgrĂ© sa vieillesse repoussante, chacun, en regardant ce cheval, s’arrĂȘtait malgrĂ© soi et un connaisseur disait tout de suite qu’il avait dĂ» ĂȘtre, dans son temps, une bĂȘte admirable. Les connaisseurs disaient mĂȘme qu’il n’y avait en Russie qu’une race de chevaux capable de donner une ossature si large, de si grandes pattes, de tels sabots, une pareille finesse des os des jambes, une telle attache du cou, et surtout une si belle ossature de la tĂȘte et des yeux grands, noirs, brillants, une telle saillie des veines autour de la tĂȘte et du cou, une peau si fine et de semblables poils. / En effet, il y avait quelque chose de majestueux dans la figure de ce cheval, dans l’union terrible en lui des signes repoussants de la dĂ©crĂ©pitude, aggravĂ©s de la bigarrure du pelage, Ă  l'allure, l’expression d’assurance et de calme, la conscience de la beautĂ© et de la Comme une ruine vivante, il Ă©tait isolĂ© au milieu du prĂ© cou- 152 KHOLSTOMIER vert de rosĂ©e et, non loin de lui, on entendait les piaffements, les Ă©brouements, les hennissements des jeunes, et les cris aigus du troupeau qui se dispersait. III Le soleil, dĂ©jĂ  au-dessus de la forĂȘt, brillait gaĂźment sur l’herbe et sur les mĂ©andres de la riviĂšre. La rosĂ©e diminuait et se condensait en gouttes ; la lĂ©gĂšre vapeur du matin se dispersait comme une fumĂ©e. Les nuages se pommelaient, mais il ne faisait pas encore de vent. DerriĂšre la riviĂšre, s’étendaient les seigles verts, enroulĂ©s, et l’on sentait l’odeur de la verdure fraĂźche et des fleurs ; le coucou chantait dans la forĂȘt, et Nester, allongĂ© sur le dos, calculait combien il avait encore d’annĂ©es Ă  vivre. Les alouettes voletaient sur le seigle et dans la prairie. Le liĂšvre retardataire Ă©garĂ© au milieu du troupeau bondissait dans l’espace, s’arrĂȘtait prĂšs du buisson et Ă©coutait. Yaska dormait, la tĂȘte enfouie dans l’herbe. Les jeunes juments s’écartant de lui encore davantage se perdaient en bas. Les vieilles, en hennissant, faisaient dans la rosĂ©e des taches fraĂźches et choi- 154 KflOLSTOMIER sissaient des places oĂč personne ne les gĂȘnait. Mais dĂ©jĂ  elles ne mangeaient plus et goĂ»taient seulement les petites herbes fines. Tout le troupeau, insensiblement, s’avançait dans la mĂȘme direction. Et de nouveau, la vieille Jouldiba marchait lentement devant les autres, leur montrant la possibilitĂ© d’aller plus loin. La jeune et noire Mouchka, qui avait son premier poulain, hennissait sans cesse et, en levant la queue, s’ébrouait sur son poulain gris. La jeune Atlassnaia, au poil lisse et brillant, la tĂšte tellement baissĂ©e que son toupet, noir comme de la soie, lui couvrait le front et les yeux, jouait avec l’herbe et frappait avec sa patte velue mouillĂ©e de rosĂ©e. Un des poulains plus ĂągĂ©s, imitant sans doute quelqu’un, soulevait pour la vingt-sixiĂšme fois sa petite queue courte, galopait autour de sa mĂšre qui, habituĂ©e dĂ©jĂ  au caractĂšre de son fils, mangeait tranquillement l’herbe et seulement, de temps en temps, lui jetait un regard oblique de son grand Ɠil noir. Un des plus petits poulains, noir, avec une grosse tĂšte, le toupet en avant, entre les vieilles, la petite queue tournĂ©e encore du mĂȘme cĂŽtĂ© que dans le ventre de sa mĂšre, l’oreille dressĂ©e, fixait ses yeux inexpressifs, sans changer de place, sur le poulain qui galopait, et se reculait sans qu’on sĂ»t s'il enviait ou blĂąmait que l’autre fit ainsi. Quelques-uns tĂ©taient en avançant le nez ; d’autres, on ne sait pourquoi, malgrĂ© les appels de leurs lvHOLSTOMIER 155 mĂšres, couraient d’un petit trot gauche, d’un cĂŽtĂ© tout opposĂ©, comme s’ils cherchaient quelque chose, et ensuite, on ne sait encore pourquoi, s’arrĂȘtaient et s’ébrouaient d’une voix dĂ©sespĂ©rĂ©e et perçante. D’autres, par-çi, par-lĂ , Ă©taient allongĂ©s sur le flanc ; d’autres apprenaient Ă  mĂącher l’herbe et quelques-uns se grattaient l’oreille avec la patte de derriĂšre. Deux juments, encore pleines, marchaient Ă  part ; elles dĂ©plaçaient lentement leurs pattes et mangeaient encore. On voyait que leur Ă©tat Ă©tait respectĂ© des autres, et personne, parmi la jeunesse, n’osait venir prĂšs d’elles et les dĂ©ranger. Si une dĂ©vergondĂ©e voulait les approcher, alors un mouvement de l’oreille et de la queue suffisait pour lui montrer toute l’inconvenance de sa conduite. Les Ă©talons, les juments d’un an, jouant dĂ©jĂ  aux personnages sĂ©rieux, sautaient rarement et se rĂ©unissaient en joyeuse compagnie. Ils mangeaient l’herbe lentement, en courbant leur long cou de cygne, et comme s’ils avaient eu des queues, en agitaient le tronçon. Gomme les grands, quelques- uns se couchaient, se roulaient, ou se grattaient l’un l’autre. Lacompagnie la plus gaie Ă©tait formĂ©e de juments de deux et trois ans, des cĂ©libataires. Elles marchaient presque toutes ensemble et formaient une foule joyeuse de vierges. On entendait parmi elleslespiaffements, les cris aigus, les Ă©broue- ments, les hennissements. Elles se rĂ©unissaient, s. 156 KH0LST0M1ER les tĂȘtes des unes sur le dos des autres, se flairaient, sautaient, parfois soulevaientla queue toute droite et, ni trot, ni galop, avĂ«c feinte et coquetterie, couraient devant les camarades. La plus belle de toute cetlejeunesse, Ă©tait une polissonne de jument baie. Tout ce qu’elle faisait, les autres le faisaient aussi. OĂč elle allait, la foule des autres allait aussi. La polissonne Ă©tait, ce matin, d’humeur particuliĂšrement gaie. L’humeur gaie l’avait empoignĂ©e comme elle empoigne les hommes. Encore en buvant, en plaisantant sur le vieux, elle avait couru le long de la riviĂšre ; feignant de s’effrayer de quelque chose, elle reniflait, puis galopait Ă  toutes jambesparlaprairie, si bien que Yaska devaitcourir aprĂšs elle et les autres qui la suivaient. Ensuite, quand elle eut un peu mangĂ© elle se mit Ă  se rouler, Ă  agacer les vieilles en les devançant, puis ayant sĂ©parĂ© un poulain de sa mĂšre, elle se mit Ă  courir aprĂšs lui, comme pour le mordre. La mĂšre, effrayĂ©e, cessa de manger, le poulain cria d’une voix plaintive, mais la polissonne ne le touchait pas, elle l’effrayait seulement et donnait le spectacle Ă  ses compagne^ qui regardaient avec sympathie ces taquineries. Ensuite, elle se mit Ă  tourner la tĂȘte au cheval gris d’un paysan qui, de l’autre cĂŽtĂ© de la riviĂšre, traĂźnait la charrue dans un champ de blĂ©. Elle s’arrĂȘta fiĂšrement, un peu de cĂŽtĂ©, dressa la tĂȘte, se secoua, hennit longuement d’une voix douce et tendre. Dans ce hennissement de la KLIOLSTOMIER 157 polissonne s’exprimaient un sentiment et une certaine tristesse on y sentait le dĂ©sir et la promesse de l’amour, et la tristesse de l’attente. Un rĂąle de genĂȘt, en courant d’un endroit Ă  l’autre dans la rosĂ©e Ă©paisse, appelait sa compagne d’une voix passionnĂ©e; le coucou et la caille cherchaient l’amour, et les fleurs s’envoyaient l’une Ă  l’autre, sur l’aile du vent,leur poussiĂšre parfumĂ©e. Et moi aussi, je suis jeune, belle et forte, disait lehennissement de la polissonne, et jusqu’ici je n’ai pas Ă©prouvĂ© la douceur de ce sentiment; non seulement je ne l’ai pas Ă©prouvĂ©e, mais pas un seul amoureux ne m’a encore vue ». Et le hennissement expressif, triste, jeune, se propageait en bas dans le champ et, de loin, arrivait jusqu’au petit cheval gris. Il dressait les oreilles et s’arrĂȘtait. Le paysan le frappait de son lapot, mais le petit cheval, charmĂ© du son argentin du hennissement lointain, hennissait aussi. Le paysan se fĂącha, le tira par la guide et le frappa d’un tel coup de lapot dans le ventre qu’il n'acheva pas son hennissement et avança. Mais le petit cheval gris ressentait de la douceur et de la tristesse et, des blĂ©s lointains, pendant longtemps encore, arrivait jusqu’au troupeau, avec le son d’un hennissement passionnĂ©, la voix irritĂ©e du paysan. Si le petit cheval avaitpu, au son de cette voix, oublier tout, jusqu’à son service, alors qu’aurait-il 158 KHOLSTOMIER fait s’il avait vu la belle polissonne, quand elle l’appelait, les oreilles dressĂ©es, les naseaux dilatĂ©s, humant l’air, prĂȘte Ă  s’élancer, et tremblant de tout son corps jeune et beau? * Mais la polissonne ne s’attardait pas longtemps Ă  ses impressions. Quand la voix du cheval gris se tut, elle s’ébroua encore et, baissant la tĂȘte, se mit Ă  creuser le sol avec son sabot, ensuite elle partit, pour Ă©veiller et agacer le hongre pie. Le hongre Ă©tait le martyr et le bouffon de cette jeunesse heureuse. Il souffrait plus par elle que par les hommes. Il ne faisait de mal ni aux uns ni aux autres. C’était nĂ©cessaire aux hommes, mais pourquoi les jeunes chevaux le tourmentaient-ils? Il Ă©tait vieux, elles Ă©taient jeunes ; il Ă©tait maigre, elles Ă©taient grasses ; il Ă©tait triste, elles Ă©taient gaies. Alors c’était un ĂȘtre tout Ă  fait Ă©tranger, tout diffĂ©rent, et l’on ne pouvait pas avoir pitiĂ© de lui. Les chevaux n’ont pitiĂ© que d'eux-mĂȘmes, et il n’y en a guĂšre dans ta peau desquels ils puissent entrer. Il n’était pourtant pas coupable, le hongre pie, d’ĂȘtre vieux, maigre et laid!... Il semble bien qu’il n’en Ă©tait pas coupable > mais selon le raisonnement des chevaux, il l’était, et ceux qui Ă©taient forts, jeunes, heureux, ceux pour qui tout Ă©tait l’avenir, ceux de qui l’attente inutile faisait trembler chaque muscle et se soulever la queue comme une barre, ceux-lĂ  avaient raison. Le hongre pie le comprenait peut-ĂȘtre lui- mĂȘme et, Ă  tĂȘte reposĂ©e, pensait comme eux qu’il Ă©tait coupable d’avoir terminĂ© dĂ©jĂ  sa vie, qu’il lui 160 KHOLSTOM1ER fallait payer pour cette vie, mais malgrĂ© tout, c’était un cheval, et souvent il ne pouvait se retenir d’un sentiment d’offense, de tristesse et d’indignation en regardant toute cette jeunesse qui le punissait pour une fatalitĂ© qu’elle subirait aussi plus cause de la cruautĂ© des chevaux venait aussi d’un sentiment aristocratique. Chacun d’eux, par le pĂšre ou la mĂšre, descendait du cĂ©lĂšbre Smetanka, et le hongre Ă©tait d’origine inconnue. C’était un intrus achetĂ© Ă  la foire, trois ans avant, pour quatre-vingts roubles. La jument brune, comme en se promenant, s'approcha jusque sous le nez du hongre et le poussa. Il y Ă©tait habituĂ©, et, sans ouvrir les yeux, les oreilles aplaties, il montra les dents. La jument se tourna de l’arriĂšre et feignit de vouloir le frapper. Il ouvrit les yeux et s’éloigna. Il ne voulait dĂ©jĂ  plus dormir et se mit Ă  manger. De nouveau la polissonne, suivie de ses camarades, s’approcha du hongre. Une jeune jument de deux ans, trĂšs sotte, qui imitait toujours la brune, vint avec elle, et comme tous les imitateurs, se mit Ă  exagĂ©rer ce que faisait l’autre. La jument brune, ordinairement, s’approchait comme si elle allait Ă  son affaire, passait sous le nez du hongre sans le regarder, de sorte qu’il ne savait mĂȘme pas s’il devait se fĂącher ou non. Et en effet c’était drĂŽle. Maintenant elle faisait la mĂȘme chose, mais l’autre qui marchait derriĂšre elle et qui Ă©tait dĂ©jĂ  KHOLSTOMIER 161 particuliĂšrement gaie, frappa le hongre en plein poitrail. De nouveau il montra les dents, poussa un cri, et, avec une vivacitĂ© qu’on ne pouvait attendre de lui, se jeta derriĂšre elle et la mordit Ă  la cuisse. La jument chauve frappa de tout son arriĂšre-train les cĂŽtes maigres et nues du vieux cheval. Celui-ci renifla mĂȘme, voulut se jeter de nouveau sur elle, mais il rĂ©flĂ©chit, et, en soupirant lourdement, s’éloigna. Naturellement toute la jeunesse du troupeau prit comme une offense personnelle l’audace du hongre pie envers la jument chauve, et, tout le reste de la journĂ©e, on l’empĂȘcha absolument de manger, on ne le laissa pas tranquille un moment, si bien que le palefrenier dĂ»t les calmer plusieurs fois, sans pouvoir comprendre ce qui se passait parmi eux. Le hongre Ă©tait si offensĂ© qu’il s’approcha de lui-mĂȘme de Nester, quand le vieux se prĂ©para Ă  ramener le troupeau Ă  la maison, et il se sentit plus heureux et plus tranquille, lorsqu’aprĂšs l’avoir sellĂ© on monta sur lui. Dieu sait Ă  quoi pensait le vieux hongre en portant sur son dos le vieux Nester. Pensait-il avec amertume Ă  la jeunesse ennuyeuse et cruelle ; ou, avec cette fiertĂ©, ce mĂ©pris et ce stoĂŻcisme propres aux vieillards, pardonnait-il ces offenses? Jusqu’à la maison il ne le montrait par aucune rĂ©flexion. Ce soir-lĂ , des amis Ă©taient venus chez Nester, et, en chassant le troupeau devant les izbas des TolstoĂŻ. — vi. — Kholstomier. Il 162 KHOLSTOMIER dvorovoĂŻ , il remarqua un chariot dont le cheval Ă©tait attachĂ© au perron. AprĂšs avoir fait entrer le troupeau, il se hĂąta tant, qu’il ne dessella pas le hongre et cria Ă  Yaska de le faire ; il ferma la porte cochĂšre et alla rejoindre ses amis. Etait-ce Ă  cause de l’injure faite Ă  la jumentchauve, arriĂšre-petite-fille de Smetanka, par le vaurien galeux» achetĂ© Ă  la foire et qui ne connaissait ni pĂšre ni mĂšre — et par suite Ă  cause du sentiment aristocratique froissĂ© chez tout le troupeau, ou parce que le hongre, avec sa haute selle sans cavalier, Ă©tait d’un aspect fantastique pour les chevaux, mais dans la cour quelque chose d’extraordinaire se passa cette nuit-lĂ . Tous les chevaux, jeunes et vieux, en montrant les dents, pourchassaient le hongre dans la cour, et le choc des sabots sur ses cĂŽtes maigres retentissait avec de lourds soupirs. Le hongre n’y pouvait plus tenir ; il ne pouvait plus Ă©viter les coups. Il s’arrĂȘta au milieu de la cour. Son visage exprimait la colĂšre, le dĂ©goĂ»t, la faiblesse sĂ©nile, puis le dĂ©sespoir. Il aplatit ses oreilles, et tout Ă  coup, il se fit quelque chose qui calma soudain tous les chevaux. La plus vieille jument, Viazopourikha, s'approcha, flaira le hongre et soupira. Le hongre soupira aussi... V Au milieu de la cour Ă©clairĂ©e parla lune se dressait la haute et maigre figure du hongre, avec sa grande selle Ă  pommeau. Les chevaux, immobiles et dans un silence profond, l’entouraient, comme s’ils apprenaient de lui quelque chose d’extraordinaire. Et en effet, ils entendaient quelque chose de nouveau et d’inattendu. Voici ce qu’ils apprenaient du hongre... LA PREMIERE NUIT — Je suis le fils de LubeznĂŻ 1 er et de Baba. Mon nom, d’aprĂšs la gĂ©nĂ©alogie, est Moujik I* r . Je suis Moujik I er , d’aprĂšs la gĂ©nĂ©alogie, et mon nom Kholstomier me fut donnĂ© par les gens Ă  cause de mon allure longue et large, inconnue 164 KHOLSTOMIER en Russie. Par l’origine, il n’y a pas au monde de cheval supĂ©rieur Ă  moi. Je ne vous l’ai jamais dit, Ă  quoi bon, vous ne m’auriez jamais reconnu, pas plus que Viazopourikha qui Ă©tait avec moi au haras de Khrienovo et qui .vient seulement de me reconnaĂźtre. Vous ne me croiriez pas n’était le tĂ©moignage de Viazopourikha. Je ne vous l’aurais jamais dit, je n’ai pas besoin de la pitiĂ© d’un cheval. Mais vous l’avez voulu. Oui, je suis ce Kholstomier que les amateurs cherchaient et ne trouvaient pas. Ce Kholstomier que le comte lui-mĂȘme connaissait et qu’il a expĂ©diĂ© du haras parce que je dĂ©passais son favori Cygne. Quand je naquis je ne savais pas ce que signifiait ĂȘtre pie. Je pensais ĂȘtre un cheval. Je me rappelle que la premiĂšre remarque sur mon pelage me frappa profondĂ©ment ainsi que ma mĂšre. Je naquis probablement la nuit. Vers le matin, lĂ©chĂ© dĂ©jĂ  par ma mĂšre, je me tenais sur les pattes. Je me souviens que tout le temps je voulais quelque chose et que tout me semblait Ă  la fois extraordinairement Ă©tonnant et trĂšs simple. Les Ă©curies Ă©taient chez nous dans de longs corridors chauffĂ©s, avec des portes grillĂ©es Ă  travers lesquelles on voyait tout. Ma mĂšre me tendit la mamelle, et moi j’étais encore si innocent que je passais mon nez tantĂŽt sous les pattes de devant, tantĂŽt dans l’auge. Tout K110LST0MIER 165 Ă  coup ma mĂšre se retourna vers la porte grillĂ©e et, soulevant sa patte au-dessus de moi, se recula. Le palefrenier du service de jour regardait dans notre Ă©curie Ă  travers la grille. — En voilĂ ... Babaamisbas, dit-il, et il poussa le verrou. Il passa sur la paille fraĂźche et m’enlaça de ses mains. —Regarde Tarass ! il est pie comme une pie! —cria-t-il. Je me dĂ©gageai et tombai sur les genoux. — En voilĂ  un petit diable ! — prononça-t-il. Ma mĂšre s’inquiĂ©ta, mais n’essaya pas de me dĂ©fendre et seulement, en soupirant lourdement, lourdement, se recula un peu de cĂŽtĂ©. Les palefreniers arrivĂšrent et se mirent Ă  me regarder. L’un d’eux courut annoncer le fait au palefrenier chef. Tous riaient en regardant mes taches pies et me donnaient divers noms Ă©tranges. Non seulement je ne comprenais pas ce que signifiaient ces mots, mais ma mĂšre non plus. Jusqu'ici, parmi tous nos parents il n’y avait pas eu un seul pie ; mais nous ne pensions pas qu’il y eĂ»t Ă  cela quelque chose de mauvais. Et tout le monde louait ma corpulence et ma force. — Ah! comme il est vif, — dit le palefrenier, — on ne peut pas le retenir. BientĂŽt aprĂšs le chef palefrenier Ă©tait lĂ  et examinait mon pelage ; il semblait mĂȘme attristĂ©. — Qu’est-ce qui nous a donnĂ© un tel monstre ! dit-il. Le gĂ©nĂ©ral ne le laissera pas dans le 166 KHOLSTOMIER haras. — Eh ! Baba, tu m’as bien arrangĂ© ! fit-il Ă  ma mĂšre. Valait mieux un chauve qu’une pie. Ma mĂšre ne rĂ©pondit rien et comme toujours en pareil cas, soupira de nouveau. — Et de quel diable est-il nĂ© ? C’est comme un moujik, — continua- t-il. — On ne peut pas le laisser dans le haras, c’est une honte! Et il est beau, trĂšs beau ! — disait-il et disaient tous en me regardant J Quelques jours plus tard le gĂ©nĂ©ral vint en personne. Il m’examina, etde nouveau, tous semblaient terrifiĂ©s de quelque chose et nous insultaient, moi et ma mĂšre, pour la couleur de mon pelage. — Et il est beau, trĂšs beau, — disaient tous ceux qui me voyaient. Jusqu’au printemps nous vĂ©cĂ»mes dans le haras, tous sĂ©parĂ©s, chacun prĂšs de sa mĂšre, seulement, parfois, quand la neige des toits commença Ă  fondre au soleil, on nous laissait sortir avec nos mĂšres dans la large cour couverte de paille fraĂźche. LĂ ,' pour la premiĂšre fois, je connus tous mes parents proches et Ă©loignĂ©s. LĂ  je voyais diverses portes les juments cĂ©lĂšbres de ce temps avec leurs poulains. LĂ  se trouvaient la vieille Hollandaise, Mouchka la fille de Smetanka, Krasnoukha, Dobro- khotikha, le cheval de selle; toutes les cĂ©lĂ©britĂ©s d’alors se rĂ©unissaient ici avec leurs poulains, se promenaient au soleil, se couchaient sur la paille fraĂźche, se flairaient comme de simples chevaux. Je ne puis oublier, jusqu’à prĂ©sent la vue de ce KHOLSTOMIER 167 haras plein des belles de ce temps. Ça vous semble Ă©trange de penser et de croire que j’étais jeune et vif, mais c’était ainsi... LĂ  se trouvait cette mĂȘme Viazopourikha, qui Ă©tait alors une poulaine d’un an, une petite poulaine charmante, gaie, vive, et, soit dit sans l’offenser, bien qu’elle ne soit pas maintenant considĂ©rĂ©e comme une raretĂ©, par le sang, elle Ă©tait alors parmi les pires. Elle meme vous le dira. Mon bariolage, qui dĂ©plaisait tant aux hommes, plaisait beaucoup Ă  tous les chevaux. Tousm’entouraient, m’admiraient etjouaientavec moi. Je commençais Ă  oublier la parole des hommes sur mon tatouage et me sentais heureux. Mais bientĂŽt j’éprouvais une premiĂšre douleur et ma mĂšre en Ă©tait la cause. Quand dĂ©jĂ , la neige commençait Ă  fondre, que les moineaux pĂ©piaient sur les auvents, que dans l’air le printemps commençait Ă  se faire sentir fortement, les relations entre ma mĂšre et moi changĂšrent. Son caractĂšre Ă©tait mĂ©connaissable. TantĂŽt, sans aucune cause, elle se mettait Ă  jouer en courant dans la cour, ce qui n’allait point du tout Ă  son Ăąge respectable ; tantĂŽt elle demeurait pensive, et se mettait Ă  s’ébrouer; tantĂŽt elle battait, mordait ses sƓurs; tantĂŽt elle me flairait en hennissant, mĂ©contente ; tantĂŽt elle allait au soleil, posait sa tĂȘte sur l’épaule de sa cousine germaine Kouptchikha, et longtemps, pensivement, lui grattait le dos et 168 KHOLSTOMIER me repoussait de ses mamelles. Un jour le palefrenier chef vint et ordonna de lui mettre le mors et de l’emmener dans l’enclos. Elle hennit ; je lui rĂ©pondis et me jetai derriĂšre elle, mais elle ne se tourna pas vers moi. Le cocher Tarass me saisit pendant qu’on refermait la porte sur ma mĂšre qui partait. Je m’élançai, je renversai le palefrenier dans la paille, mais la porte Ă©tait fermĂ©e et je n’entendais que le hennissement de plus en plus lointain de ma mĂšre, et dans ce hennissement je ne sentais plus l’appel, mais une autre expression. A sa voix, rĂ©pondit, de loin, la voix puissante que je reconnus aprĂšs, celle de DobrĂŻ premier, que deux palefreniers amenaient au rendez-vous avec ma mĂšre. Je ne me rappelle pas comment Tarass sortit de l’enclos. J’étais trĂšs triste et je sentais que j’avais perdu pour toujours l’amour de ma mĂšre. Et tout cela parce que je suis pie», pensai-je en me rappelant les paroles des gens Ă  propos de mon pelage ; et je fus pris d’une telle colĂšre que je commençai Ă  me frapper la tĂȘte et les genoux contre les murs de l’écurie, et je fis cela jusqu’à ce que, tout en sueur, je succombasse Ă  la fatigue. Quelque temps aprĂšs, ma mĂšre revint prĂšs de moi je l’entendis arriver Ă  l’écurie parle couloir, au trot, et d’une allure pas habituelle. On lui ouvrit la porte ; je ne la reconnus pas tant elle Ă©tait rajeunie et embellie. Elle me flaira, s’ébroua KHOLSTOMIER 169 et se mil Ă  crier. A tout son aspect je compris qu’elle ne m’aimait plus. Elle me parla de la beautĂ© de DobrĂŻ et de son amour pour lui. Leurs rendez-vous continuĂšrent, et mes relations avec ma mĂšre devinrent de plus en plus froides. BientĂŽt on nous lĂącha sur l’herbe. A ce moment je connus de nouvelles joies qui me consolĂšrent de la perte de l’amour de ma mĂšre. J’avais des amis et des camarades. Nous savions maintenant manger de l’herbe, hennir comme les grands et, soulevant la queue, sauter en cercle autour de nos mĂšres. C’était l’heureux temps. On me passait tout ; tous m’aimaient, m’admiraient et regardaient avec indulgence tout ce que je faisais. Ça ne dura pas longtemps. C’est alors qu’il m'arrivera quelque chose d'horrible... » Le hongre soupira lourdement et s’éloigna des chevaux. L'aube montait depuis dĂ©jĂ  longtemps. Les portes grincĂšrent. Xester entra. Les chevaux se sĂ©parĂšrent. Le palefrenier arrangea la selle sur le hongre et emmena le troupeau. VI LA DEUXIEME NUIT DĂšs que les chevaux furent enfermĂ©s, de nouveau ils s’arrĂȘtĂšrent autour du cheval pie. — Au mois d’aoĂ»t, on me sĂ©para de ma mĂšre, — continua le cheval pie — mais je n’en eus point de chagrin particulier, j’avais remarquĂ© que ma mĂšre portait dĂ©jĂ  mon frĂšre cadet, le cĂ©lĂšbre Oussane, et je n’étais plus pour elle ce que j’étais autrefois. Je n’étais pas jaloux, je me sentais devenir plus froid envers elle. En outre, je savais qu’en quittant ma mĂšre, je rentrerais dans la section commune des poulains oĂč nous Ă©tions par deux ou trois, et chaque jour, toute la bande sortait dehors. J'Ă©tais dans le mĂȘme box que MilĂŻ. MilĂŻ Ă©tait un cheval de selle, plus tard l’empereur lui-mĂȘme le monta, et on l’a reprĂ©sentĂ© dans des tableaux et des statues. C’était alors un simple poulain aux poils KHOLSTOMIER 171 brillants, doux, au cou de cygne, aux jambes unies et fines comme des cordes. Il Ă©tait toujours gai, aimable ; il Ă©tait toujours prĂȘt Ă  jouer, Ă  lĂ©cher ou Ă  plaisanter sur les chevaux et les hommes. ForcĂ©ment, en vivant ensemble, nous devĂźnmes amis, et cette amitiĂ© dura toute notre jeunesse. Il Ă©tait gai et frivole. Il commençait dĂ©jĂ  d’aimer Ă  jouer avec les jeunes juments et se moquait de mon innocence. Et pour mon malheur, par amour-propre, je commençai Ă  l imiter, et bientĂŽt je me laissai aller Ă  l’amour. Ce penchant prĂ©coce fut la cause du plus grand Ă©vĂ©nement de ma vie. Il m’arriva de me laisser entraĂźner... Viazopourikha avait un an de plus que moi, nous Ă©tions particuliĂšrement amis, mais Ă  la fin d e l'automne, je remarquai qu’elle commençait Ă  me fuir... Mais je ne raconterai pas toute cette malheureuse histoire de-mon premier amour. Elle se rappelle elle-mĂȘme ma passion folle qui s’est terminĂ©e par le plus grand changement de ma vie. Les palefreniers se mirent Ă  la chasser et Ă  me battre. Le soir on me mit dans un box Ă  part. Je hennis toute la nuit, comme si je pressentais l’évĂ©nement du lendemain. Le matin, dans le couloir de mon box, arrivĂšrent le gĂ©nĂ©ral, le palefrenier chef, le cocher, et ce fut un vacarme effrayant. Le gĂ©nĂ©ral criait f72 KHOLSTOMIER aprĂšs le palefrenier chef, celui-ci se justifiait en disant qu’il n’avait pas ordonnĂ© de me laisser et que les autres palefreniers avaient fait cela de leur plein grĂ©j Le gĂ©nĂ©ral promit de faire fouetter tout le monde, et dit qu’on ne pouvait pas me laisser entier. Le palefrenier jura de faire tout; ils se turent et s’en allĂšrent. Je ne comprenais rien, mais je remarquais qu’il s’agissait de me faire quelque chose... f Le lendemain je cessais de hennir pour toujours. J’étais devenu ce que je suis. Le monde entier se changeait Ăąmes yeux. Rien ne m’était cher. Je me concentrai et me mis Ă  rĂ©flĂ©chir. D’abord j’avais un dĂ©goĂ»t de tout, je cessais de boire, de manger, de marcher, je ne pensais plus Ă  jouer. Parfois il me venait en tĂšte de sauter, de hennir, mais aussitĂŽt se prĂ©sentait la question terrible Pourquoi ? Pourquoi? Et mes derniĂšres forces se perdaient. Une fois on me promena le soir pendant qu’on ramenait le troupeau du champ. Encore de loin, j’aperçus un nuage de poussiĂšre avec les silhouettes vagues, connues, de toutes nos femelles. J’entendais les hennissements joyeux, les piaffements. Je m’arrĂȘtai, bien que la bride par laquelle me tirait le palfrenier me coupĂąt la nuque, et je me mis Ă  observer la troupe qui s’avançait. Je voulais voir ce bonheur perdu pour toujours. Elle s’avançait et je KHOLSTOMIER 173 distinguais l’une aprĂšs l’autre les figures connues, belles, majestueuses, saines, grasses ; quelques-unes mĂȘme se tournĂšrent vers moi. Je m’oubliai, et, malgrĂ© moi, par vieille habitude, je me mis Ă  hennir et Ă  trotter, mais mon hennissement Ă©tait triste, ridicule, insensĂ©. Dans le troupeau, on n’a pas ri, mais je remarquai que plusieurs, par convenance, se dĂ©tournaient de moi. Evidemment ils Ă©prouvaient de la peine, de la honte, et surtout je leur paraissais drĂŽle. Mon cou mince, mon expression, ma grande > tĂšte j’avais maigri pendant ce temps, mes longues jambes gauches et ma sotte allure au trot que, par vieille habitude, j’avais fait autour du palefrenier, tout cela leur paraissait risible. Aucun ne rĂ©pondit Ă  mon hennissement, tous se dĂ©tournĂšrent de moi. Je compris d’un coup Ă  quel point j'Ă©tais devenu pour toujours Ă©tranger Ă  tous, et je ne me rappelle plus comment je revins au logis avec le palefrenier^ Auparavant dĂ©jĂ  j’avais du penchant pour les choses sĂ©rieuses, la rĂ©flexion ; maintenant une transformation se faisait en moi ma couleur pie, qui excitait tant de mĂ©pris de la part des hommes, mon malheur terrible, inattendu, et ma situation particuliĂšre au haras, que je sentais, mais que je ne pouvais encore nullement m’expliquer, me forçaient Ă  rĂ©flĂ©chir. Je rĂ©flĂ©chis Ă  l’injustice des ‱ hommes envers moi parce que j’étais pie ; je rĂ©flĂ©chis Ă  la mobilitĂ© de l'amour maternel et, en 174 KHOLSTOMIER gĂ©nĂ©ral, de l’amour des femmes, Ă  sa dĂ©pendance des conditions physiques et, principalement, je rĂ©flĂ©chis aux qualitĂ©s de cette Ă©trange espĂšce d’animaux auxquels nous sommes si Ă©troitement liĂ©s et que nous appelons des hommes. Les particularitĂ©s qui me faisaient une situation spĂ©ciale au haras, je les sentais mais ne pouvais les comprendre^. La signification de cette particularitĂ© et des qualitĂ©s des hommes sur quoi elle se basait, me * fut donnĂ©e par la circonstance suivante C’était l’hiver, pendant les fĂȘtes; de la journĂ©e on ne m’avait donnĂ© ni Ă  manger ni Ă  boire ; j’ai su depuis que mon palefrenier s’était enivrĂ©. Le mĂȘme jour le palefrenier en chef entra chez moi, vit que je n’avais pas de nourriture, et se mit Ă  injurier le palefrenier qui n’était pas prĂ©sent, puis s’en alla. Le lendemain, le palefrenier vint dans notre box, avec un camarade, pour nous donner du foin. Je remarquai qu’il Ă©tait particuliĂšrement pĂąle et triste, il y avait surtout dans l’expression de son long dos quelque chose d’important qui excitait la compassion. Il jeta, avec colĂšre, le foin dans le rĂątelier ; je poussai ma tĂȘte Ă  travers son Ă©paule, mais il me donna un si fort coup de poing sur le museau que je m’écartai. Il me lança aussi un coup de botte sous le ventre. — Sans ce vilain, dit-il, rien n’arriverait. — Quoi? demanda l’autre palefrenier. KHOLSTOMTER 175 — Il ne s’inquiĂšte pas des chevaux du comte, et le sien, il le voit deux fois par jour. — Lui a-t-il donnĂ© le cheval pie? — demanda l’autre. — Le chien le sait, s’il l’a vendu ou donnĂ©. On peut laisser mourir de faim tous les chevaux du comte, mais voilĂ , comment a-t-on osĂ© ne pas donner Ă  manger Ă  son poulain! Couche-toi, dit- il, et il commence Ă  me battre ! C’est pas un chrĂ©tien ! Il a plus de pitiĂ© pour la bĂȘte que pour l’homme. Il ne porte pas la croix Ă©videmment ! Barbare! Il a comptĂ© lui-mĂȘme! Le gĂ©nĂ©ral n’a pas tant fouettĂ©. Il m’a dessinĂ© tout le dos. Non, il n’apasl’ñme chrĂ©tienne. i J’ai bien compris ce qu’ils ont dit sur la fustigation et le christianisme, mais le sens de ces paroles son poulain, le poulain Ă  lui me restait obscur. De ces paroles je conclus que les hommes supposaient quelque lien entre moi et le palefrenier chef. En quoi consistait ce lien, je ne pouvais absolument le comprendre Seulement beaucoup plus tard, quand on m’a sĂ©parĂ© des autres chevaux, je compris ce que cela voulait dire. Alors je ne pouvais nullement comprendre ce que signifiait qu’on m’appelĂąt la propriĂ©tĂ© d’un homme. Les mots ?non cheval» se rapportaient Ă  moi, un ĂȘtre vivant; cela me semblait aussi Ă©trange que les paroles ma terre », mon air », mon eau. » 176 KHOLSTOMIER Mais ces paroles eurent sur moi une grande influence. J’y pensai sans cesse et, longtemps aprĂšs, par les rapports les plus divers avec les hommes, je compris enfin la signification qu’ils attribuaient Ă  ces expressions Ă©tranges. Voici leur signification les hommes ne se guident pas dans la vie par des actes, mais par des paroles. Ils aiment moins la possibilitĂ© de faire ou de ne pas faire quelque chose, que celle de parler de divers objets avec des paroles convenues entre eux. Les paroles qu’ils regardent comme trĂšs importantes sont mon, mien. Ils les disent de divers objets, de divers ĂȘtres, de diverses choses, mĂȘme de la terre, des hommes, des chevaux. Ils conviennent que pour une certaine chose un seul homme dira ma. Et celui qui, selon ce jeu convenu entre eux, dit mon, sur le plus grand nombre de choses, celui-ci est considĂ©rĂ© comme le plus heureux. Pourquoi cela, je ne sais, mais c’est ainsi. Depuis longtemps j’essayais de me l’expliquerpar des avantages directs mais c’était inexact. Par exemple, beaucoup de ces gens qui m’ont appelĂ© leur cheval n’ont pas montĂ© sur moi, mais d’autres me montaient. Ce n’étaient pas eux non plus qui me nourrissaient, mais d’autres ; ce n’étaient pas ceux qui m’appelaient leur cheval » qui me faisaient du bien, mais le palefrenier, le vĂ©tĂ©rinaire et, en gĂ©nĂ©ral, des Ă©trangers. KHOLSTOMIER 177 Dans la suite, eu Ă©largissant le cercle de mes observations, je me suis convaincu que ce n’est pas seulement envers nous, chevaux, que la conception mon n’a d’autre base que l’instinct bas et grossier appellĂ© par les hommes le sentiment ou le droit de propriĂ©tĂ©. L’homme dit ma maison » et il ne l’habite jamais et se soucie seulement de sa construction et de son entretien. Le marchand dit ma boutique, ma boutique de drap » etil n’a pas l’habit du meilleur drap qui se trouve dans sa boutique. 11 y a des hommes qui appellent la terre la leur, et qui n’ont jamais vu cette terre, qui n’y ont pas marchĂ©. 11 y a des hommes qui appellent miens d’autres hommes et qui n'ont jamais vu ces hommes, et tout leur rapport envers ces hommes, consiste Ă  leur faire du mal. Il y a des hommes qui appellent des femmes, leur femme » ou leur Ă©pouse », et ces femmes vivent avec d’autres hommes. Et les hommes aspirent Ă  la vie non pour faire jugent bon, mais pour appeler sien le plus grand nombre de choses. Je suis convaincu maintenant que c’est lĂ  la diffĂ©rence essentielle entre nous et les hommes. C’est pourquoi, sans parler dĂ©jĂ de nos autres supĂ©rioritĂ©s sur les hommes, par cela seul nous pouvons dire hardiment que dans l’échelle des ĂȘtres vivants nous sommes supĂ©rieurs aux hommes. L’activitĂ© des hommes, au moins de ceux avec qui je fus en TolstoĂŻ — vi. — KholstomĂŻer . 12 178 KHOLSTOMIER rapport, est guidĂ©e par les paroles, et la nĂŽtre par les actes. Et voilĂ  ce droit de dire de moi mon cheval », le palefrenier l’avait reçu du gĂ©nĂ©ral; c’est pourquoi il avait fouettĂ© l’autre palefrenier. Cette dĂ©couverte me frappa profondĂ©ment et, jointe aux idĂ©es et raisonnements que suggĂ©rait aux hommes mon pelage pie, aux rĂ©flexions provoquĂ©es en moi par la trahison de ma mĂšre, elle fit de moi le hongre sĂ©rieux et profond que je suis. J’étais triplement malheureux j’étais pie, j’étais hongre et les hommes s’imaginaient que j’appartenais non Ă  Dieu et Ă  moi-mĂȘme, comme tout ĂȘtre vivant, mais au palefrenier chef. Les consĂ©quences de ce qu’ils avaient imaginĂ© sur moi Ă©taient multiples.. La premiĂšre c’est qu’on me tenait Ă  part, j'Ă©tais mieux nourri, menĂ© plus souvent par la bride et attelĂ© plus tĂŽt. J’avais deux ans quand on m’attela pour la premiĂšre fois. Je me rappelle que la premiĂšre fois, le palefrenier chef, qui s’imaginait que je lui appartenais, avec une foule d’autres palefreniers, se mit Ă  m’atteler. Attendant de ma part rĂ©volte ou rĂ©sistance, ils m’avaient entravĂ© avec une corde pour me pousser dans les brancards. Ils me mirent sur le dos une large croix de cuir et l’attachĂšrent au brancard pour que je ne pusse frapper du derriĂšre. Et moi, je n’attendais que l’occasion pour montrer mon dĂ©sir et mon amour du travail. KIIOLSTOMIER 179 Ils s’étonnaient que je me laissasse atteler comme un vieux cheval. On se mit Ă  me promener et, je m’exerçai Ă  trotter. Mes progrĂšs augmentaient de jour en jour, de sorte que, trois mois aprĂšs, le gĂ©nĂ©ral lui-mĂȘme et beaucoup d’autres louaient mon allure. Mais, chose Ă©trange, prĂ©cisĂ©ment parce qu’ils s’imaginaient que je n Ă©tais pas Ă  moi, mais au palefrenier chef, mon allure prenait pour eux une tout autre importance. Mes frĂšres, les trotteurs, Ă©taient promenĂ©s dans des champs de course. On mesurait combien ils pouvaient porter ; on allait les regarder dans des cabriolets dorĂ©s ; on les couvrait de mantes de prix. Moi j’étais attelĂ© au simple drojki du palefrenier chef, et j’allais, pour ses affaires, Ă  Tchesmenka et autres hameaux. Tout cela parce que j’étais pie, et surtout, parce que, d’aprĂšs leur opinion, je n’étais pas au comte mais au palefrenier chef Demain, si nous sommes de ce monde, je vous raconterai la consĂ©quence principale qu’eut pour moi ce droit de propriĂ©tĂ© que s’attribuait le chef palefrenier. » Tout ce jour les chevaux se montraient respectueux envers Kholstomier, mais la conduite de Nester restait aussi grossiĂšre. Le poulain gris du moujik, en se rapprochant du troupeau, hennissait et la jument grise coquetait de nouveau. YII LA TROISIÈME NUIT La nouvelle lune venait de naĂźtre et son mince croissant Ă©clairait la figure de Kholstomier qui se tenait au milieu de la cour. Les chevaux se pressaient autour de lui. — La principale consĂ©quence, Ă©tonnante pour moi, de ce fait que je n’étais ni au comte, ni Ă  Dieu, mais au palefrenier, — continua le cheval pie, — c’est que mon plus grand mĂ©rite mon allure vive, devint la cause de mon exil. On promenait Cygne sur la piste et le palefrenier en chef, qui venait avec moi de Tchesmenka, s’arrĂȘta avec moi prĂšs de la piste. Cygne passait devant nous. Il trottait bien mais quand mĂȘme il s’en croyait. Il n’avait pas enlui cette vivacitĂ© que j’avais moi dĂšs qu’une patte se posait, l’autre se sou- KHOLSTOMIER 181 levait instantanĂ©ment ; pas trace du moindre effort; chaque effort faisait avancer. Cygne passa devant nous, je m’avançai sur la piste. Le palefrenier ne me retenait pas. — Quoi ! ne faut-il pas mesurer mon cheval pie ? cria-t-il. Et quand Cygne se trouva pour la seconde fois sur la mĂȘme ligne que moi, il me laissa. Cygne avait dĂ©jĂ  de l’entraĂźnement, c’est pourquoi je fus en retard au premier tour. Mais au second, j’avais regagnĂ© de la distance; je m’approchai du drojki , puis le rejoignis et le dĂ©passai. On fĂźt une seconde expĂ©rience la mĂȘme chose. J’étais plus vif. Cette circonstance horrifia tout le monde. Le gĂ©nĂ©ral exigea qu’on me vendĂźt au plus vite et le plus loin possible pour qu’on n’entendĂźt pas parler de moi. Autrement le comte le saura et ce sera un malheur ! » disait-il. Et l’on me vendit Ă  la foire, Ă  un maquignon. Je restai peu de temps chez le maquignon. Un hussard envoyĂ© pour la remonte m’acheta. Tout cela Ă©tait si injuste, si cruel, que j’étais heureux quand on m’emmena du haras de Khrienovo et qu’on me sĂ©para pour toujours de ceux qui m’étaient chers et proches. Je souffrais trop parmi eux. Amour, honneur, libertĂ©, ils avaient tout, et moi travail, humiliation, travail jusqu’à la fin de mes jours. Pourquoi? Parce que j’étais pie et qu’à cause de cela je devais ĂȘtre le cheval de n’importe qui... » Kholstomier ne put en raconter plus long ce 182 KÜOLSTOMIER soir-la. Un Ă©vĂ©nement qui troubla tous les chevaux se produisait dans l’enclos. Kouptchikha, la jument pleine, trĂšs en retard, qui d’abord Ă©coutait le rĂ©cit, se tourna tout Ă  coup, partit lentement vers le hangar et se mit Ă  gĂ©mir si haut que tous les chevaux y firent attention. Ensuite, elle se coucha, se releva et se coucha de nouveau. Les vieilles juments comprenaient ce qu'elle avait, mais les jeunes Ă©taient Ă©mues, s’éloignaient du hangar et entouraient la malade. Le matin un nouveau poulain, chancelant sur ses petites pattes, Ă©tait nĂ©. Nester appela le palefrenier ; la jument et son poulain furent emmenĂ©s Ă  l’écurie, et les chevaux partirent Ă  la prairie, sans eux. VIII LA QUATRIÈME NUIT Le soir quand les portes furent fermĂ©es, que tout devint calme, le cheval pie continua ainsi — En passant ainsi de mains en mains, j’ai rĂ©ussi Ă  beaucoup observer les hommes et les chevaux. OĂč je restai le plus longtemps, ce fut chez deux maĂźtres un prince, officier des hussards, ensuite une vieille femme qui habitait prĂšs de l’église de Saint-Nicolas. Chez l’officier de hussards je passai le meilleur temps de ma vie. Bien qu’il fut la cause de ma perte, bien qu'il n’aimĂąt jamais rien ni personne, je l’aimais, et je l’aimais prĂ©cisĂ©ment pour cela. Ce qui me plaisait en lui c’est qu’il Ă©tait beau, heureux, riche, et n’aimait personne. Vous comprenez, c'est notre sentiment Ă©levĂ© de cheval ! Sa froideur, ma dĂ©pendance de lui, donnaient une forceparticu- liĂšreĂ  mon amour pour lui Tue-moi, — pensais- 184 KHOLSTOMIER je dans nos beaux jours — j’en serai heureux! » Il m’acheta chez le maquignon Ă  qui le palefrenier m’avait vendu huit cents roubles. Il m’acheta parce qu’il n’avait pas de pie Ce fut mon meilleur temps. Il avait une maĂźtresse. Je le savais parce que chaque jour je le menais chez elle et que, parfois, je les promenais ensemble. Sa maĂźtresse Ă©tait une beautĂ© ; lui aussi Ă©tait beau, et son cocher aussi, et Ă  cause de cela je les aimais tous, j’étais enchantĂ© de la vie. Ma vie se passait ainsi le matin, l’aide-palefrenier venait me nettoyer, pas le palefrenier lui-mĂȘme, mais son aide, c’était un jeune garçon pris parmi les paysans. Il ouvrait la porte, faisait sortir la vapeur, ĂŽtaitle fumier, la couverture, et commençait Ă  me gratter le corps avec une brosse, et avec une Ă©trille, il marquait des taches blanches sur les poutres du parquet creusĂ©es par des crampons. En plaisantant, je mordais ses manches et frappais du pied. Ensuite on nous amenait l’un aprĂšs l’autre vers un baquet 'd’eau froide, et le garçon admirait les taches pies, lissĂ©es, rĂ©sultat de son travail, la jambe droite comme une flĂšche avec un large sabot, et la croupe luisante et le dos large au point de s’y coucher. DerriĂšre le haut rĂątelier, on mettait du foin, et dans l’auge de chĂȘne, l’avoine. ThĂ©ophane arrivait, puis le palefrenier en chef. Le maĂźtre et le cocher se ressemblaient. Tous les deux n’avaient peur de rien et n’aimaient personne, KIIOLSTOMIER 185 sauf eux-mĂȘmes, et pour cela tous les aimaient_ ThĂ©ophane Ă©tait vĂȘtu d’une blouse rouge, d’un pantalon de coton et d’une poddiovka 1. Je l’aimais quand, aux jours de fĂȘtes, pommadĂ©, en poddiovka, il entrait dans l’écurie et criait — Eh bien, animal, as-tu oubliĂ© ! » Et il me poussait la jambe avec le manche de la fourche. Il ne poussait jamais fort, mais pour plaisanter. Moi, je comprenais aussitĂŽt la plaisanterie et, en couchant l’oreille, je claquais des dents. Chez nous, il y avait un trotteur noir ; la nuit on m’attelait avec lui. Ce Polkane ne comprenait pas la plaisanterie ; il Ă©tait tout simplement mĂ©chant comme un diable Je me trouvais Ă  cĂŽtĂ© de lui, dans l’écurie, et il lui arrivait de me mordre pour tout de bon. ThĂ©ophane n’avait pas peur de lui II lui arrivait de s’approcher et de pousser un cri ; on aurait dit qu’il voulait le tuer. Non, rien, et ThĂ©ophane lui mettait le licou. Une fois, Ă©tant attelĂ© avec lui, nous nous sommes emballĂ©s au Pont-des-MarĂ©chaux. Ni le maĂźtre, ni le cocher n’étaient effrayĂ©s. Ils riaient, criaient aprĂšs les gens, se retournaient en se retenant, et comme ça, personne n’était Ă©crasĂ©. A leur service j’ai perdu mes meilleures qualitĂ©s et la moitiĂ© de ma vie. C’est lĂ  qu’on m’a gavĂ© de breuvage et abĂźmĂ© les jambes... 1 VĂȘtement long sans manches qu’on met en dessous du caftan. 186 KHOLSTOMIER Mais, malgrĂ© tout, c’était le meilleur temps de ma vie ! A midi on venait, on attelait, graissait les sabots, mouillait le toupet et la criniĂšre et Ton me poussait entre les brancards. Les traĂźneaux Ă©taient en roseaux tressĂ©s recouverts de velours ; les harnais avaient de petits anneaux d’argent; les guides Ă©taient en soie, et, pendant un temps, j’avais un fdet. L’attelage Ă©tait tel que, quand toutes les courroies Ă©taient bouclĂ©es et arrangĂ©es, on ne pouvait distinguer oĂč se terminait l’attelage et oĂč commençait le cheval. On attelait toujours dans le hangar. Il arrivait queTbĂ©o- phane, le derriĂšre plus large que les Ă©paules, une ceinture rouge sous les aisselles, inspectait l’attelage, s’asseyait, rĂ©parait son cafetan, mettait ses pieds sur l’étrier, plaisantait, mettait en travers, comme toujours, le fouet avec lequel il ne me touchait presque jamais et qu’il portait seulement comme ça, par convenance, et disait Va! » Et en jouant Ă  chaque pas je sortais de la porte cochĂšre. Une cuisiniĂšre qui Ă©tait entrĂ©e pour jeter les ordures, s’arrĂȘtait au seuil; un paysan qui apportait dubois s’arrĂȘtait aussi et regardait, les yeux grands ouverts. Il sortait, faisait quelques pas et s’arrĂȘtait ; les valets sortaient, les cochers arrivaient ; les conversations commençaient. On attend, toujours. Parfois nous restions trois heures prĂšs du perron. Nous tournions de temps en temps, puis nous nous arrĂȘtions de nouveau. KHOLSTOMIER 187 Enlin, on entendait du bruit dans le vestibule. En habit, paraissait le gris Tikhone, avec son gros ventre. Approche ! » On n’avait pas encore cette sotte habitude de dire En avant ! » comme si je ne savais pas qu’on ne va pas en arriĂšre mais en avant !... ThĂ©ophane claquait des lĂšvres, s’approchait et le prince sortait rapidement, nĂ©gligemment comme s’il n’y avait rien que de trĂšs naturel Ă  ses traĂźneaux, Ă  son cheval, mĂȘme Ă  ThĂ©ophane qui voĂ»tait son dos et tendait les bras d’une telle façon, qu’il semblait qu’on ne pĂ»t les tenir longtemps ainsi. Le prince sortait en manteau Ă  col de loutre argentĂ©e qui cachait son visage beau etrouge, aux sourcils noirs, qu’il n’eĂ»t jamais fallu cacher. Il sortait en faisant du bruit avec son sabre, ses Ă©perons, avec les quartiers de cuivre de ses galoches. En passant sur le tapis, comme s’il se hĂątait, il ne faisait aucune attention ni Ă  moi, ni Ă  ThĂ©ophane, mais Ă  ce fait que tout le monde, sauf lui-mĂȘme, le regardait et l’admirait. ThĂ©ophane claquait des lĂšvres, moi je m’habituais aux guides, et, honnĂȘtement, nous allions au pas'et nous arrĂȘtions. Je regarde le prince de cĂŽtĂ©, hoche ma belle tĂšte et mon fin toupet... Le prince est de bonne humeur, parfois il plaisante avec ThĂ©ophane. ThĂ©ophane, sa belle tĂȘte tournĂ©e Ă  peine, rĂ©pond et, sans bouger les mains, fait un mouvement des guides Ă  peine visible, mais que je 188 KHOLSTOMIER comprends. Une, deux, trois... mon allure est de plus en plus large ; en tressaillant de chaque muscle, je jette la neige avec la boue sur le devant du traĂźneau. Dans ce temps, on n’avait pas aussi la sotte habitude d’aujourd’hui de crier Oh! » comme si le cocher se trouvait mal, mais le comprĂ©hensible Va ! prends garde ! va ! » — \ a, prends garde ! crie ThĂ©ophane, et les gens s’écartent et s’arrĂȘtent et tournent la tĂȘte pour admirer le beau hongre, le beau cocher et le beau maĂźtre... J’aimais surtout Ă  dĂ©passer un trotteur. Quand de loin, avec ThĂ©ophane, nous apercevions un attelage digne de nos efforts, en courant comme lĂšvent, nous l’approchions de plus en plus. Lançant dĂ©jĂ  la boue derriĂšre le traĂźneau je rejoignais le voyageur. Je m’ébrouais au dessus de sa tĂȘte. J’étais au mĂȘme rang que l’autre, qui disparaissait Ă  ma vue et, derriĂšre, je n’entendais plus que des sons de plus en plus lointains. Et le prince. ThĂ©ophane et moi, nous nous taisions et avions l’air d’aller tout simplement Ă  notre affaire sans remarquer les chevaux lambins que nous rencontrions en chemin. J’aimais dĂ©passer un beau trotteur, mais j’aimais aussi me rencontrer avec lui. Une minute, un son, un regard, nous sommes dĂ©jĂ  sĂ©parĂ©s, et, de nouveau, isolĂ©s chacun de notre cĂŽtĂ©... Les portes grincĂšrent ; les voix de Nester et de Vaska se firent entendre. IX LA CINQUIÈME NUIT Le temps commençait Ă  changer. Il Ă©tait sombre. Le matin il n’v avait pas de rosĂ©e, mais il faisait lourd et les moucherons s’accrochaient. AussitĂŽt que le troupeau fut arrivĂ©, les chevaux se rĂ©unirent autour du cheval pie qui termina ainsi son histoire — Cette vie heureuse cessa bientĂŽt. Je vĂ©cus ainsi ' seulement deux annĂ©es. A la fin du deuxiĂšme hiver, il m’arriva l’évĂ©nement le plus heureux pour moi et, aprĂšs cela, mon plus grand malheur. C’était pendant le carĂȘme, j’avais amenĂ© le prince aux courses. AtlasnĂŻ et Bitchok couraient. Je ne sais pas ce qu ils faisaient lĂ -bas dans le pavillon, mais je sais qu’il sortit et ordonna Ă  ThĂ©ophane de me mettre sur la piste. Je me rappelle qu’on me mit sur la piste, on me plaça et on plaça AtlasnĂŻ. AtlasnĂŻ Ă©tait attelĂ© au petit traĂźneau de course et moi au traĂźneau de ville. Au premier tour je le 190 KHOLSTOMIER dĂ©passai cris et acclamations d’enthousiasme me saluĂšrenUQuand on me promena, la foule me suivit. Cinq personnes proposĂšrent au prince des milliers... Il se contenta de rire ses dents blanches. — Non, dit-il, ce n’est pas un cheval, c’est un ami. Je ne le donnerais pas pour un monceau d’or- Au revoir, messieurs ! Il ouvrit le tablier et s’assit. — A Ostojenka ! C’était la demeure de sa maĂźtresse, et nous volons... C’était notre dernier jour de bonheur. Nous arrivĂąmes chez elle. 111 appelait la sienne, et elle en aimait un autre, elle Ă©tait partie avec lui. Il apprit cela chez elle, dans son appartement. Il Ă©tait cinq heures. Sans me dĂ©teler il partit la chercher. Ce qui n’était jamais arrivĂ©, on me fouetta et l’on me lança au galop. Pour la premiĂšre fois je butai, et, honteux voulus me rattraper. Mais tout Ă  coup j’entends le prince qui crie d’une voix changĂ©e Frappe ! Et le fouet siffle et me cingle... Je galopais et ^_frappais des pattes sur le devant du traĂźneau. Nous l’avons rejointe Ă  vingt-cinq verstes. Je l’amenai, mais tremblai toute la nuit, et ne pus rien manger. Le matin on me donna de l’eau. Je bus, et pour toujours j’avais cessĂ© d’ĂȘtre le cheval que j’étais, j’étais malade. On m’a tourmentĂ©, estropiĂ©, soignĂ©, comme disent les hommes. Mes KH0LST0M1ER 191 sabots ont tombĂ©, j’ai eu des tumeurs, mes jambes se sont courbĂ©es, mon poitrail s’est enfoncĂ©, et tout mon corps est devenu mou et faible. On me vendit Ă  un maquignon. Il me fit manger des carottes et encore quelque autre chose, il me fit mĂ©connaissable afin de pouvoir tromper sur mon compte quelqu’un peu connaisseur. Je n’avais ni force, ni allure. En outre, le maquignon me tourmentait ainsi aussitĂŽt que venaient des acheteurs, il entrait dans ‱ mon Ă©curie et commençait Ă  me frapper avec un grand fouet et Ă  m’effrayer, si bien qu’il m’amenait jusqu’à la fureur. Ensuite, il effaçait les traces du fouet et me faisait sortir. Une vieille femme m’acheta chez le maquignon. Elle allait toujours Ă  l’église Saint-Nicolas et faisait fouetter son cocher. Le cocher pleurait dans ma stalle, et je reconnus que les larmes ont un goĂ»t agrĂ©able, salĂ©. Puis la vieille mourut. Son gĂ©rant me prit Ă  la campagne et me vendit Ă  un marchand du village. Une fois, ayant mangĂ© trop de froment, je tombai malade et devins pire. On me vendit Ă  un paysan. LĂ , je labourais et mangeais Ă  peine ; on me blessa la patte avec une faux. De nouveau, je tombai malade. Un bohĂ©mien m’échangea. Il me fit souffrir horriblement et enfin me vendit au gĂ©rant d’ici. Et maintenant je suis lĂ ... » Tous se turent, la pluie commençait Ă  tomber. X En rentrant Ă  la maison, le lendemain soir, le troupeau rencontra le maĂźtre avec un hĂŽte. Joul- diba, en approchant de la maison, aperçut de cĂŽtĂ©, deux hommes l’un Ă©tait le jeune maĂźtre, en chapeau de paille; l’autre, grand, gros, essoufflĂ©, Ă©tait un militaire. La vieille regarda les hommes de cĂŽtĂ©, et, en s’écartant un peu, passa prĂšs d’eux. Les autres, la jeunesse, s’agitĂšrent surtout quand le maĂźtre et son hĂŽte entrĂšrent exprĂšs au milieu des chevaux en se dĂ©signant quelque chose et causant. - VoilĂ , celle-ci, je l'ai achetĂ©e chez Voiéïkov, la pommelĂ©e, — dit le maĂźtre. — Et celle-ci, laJeune noire, auxpattesblanches, chez qui ? Elle est belle, — dit l'hĂŽte. Ils parlaient de beaucoup de chevaux, s’arrĂȘtant devant certains. Ils remarquĂšrent aussi la jument brune. KIIOLSTOMIER 193 — Elle m’est restĂ©e des chevaux de selle du haras de Khrienovo, — dit le maĂźtre. Ils ne pouvaient regarder tous les chevaux en mouvement. Le maĂźtre appelaNester, et le vieillard, en piquant des talons les cĂŽtes du cheval pie, accourut au trot. Le hongre boitait d’une patte, mais courait de telle façon qu’on voyait, qu’en aucun cas, il ne se rĂ©volterait, mĂȘme si on lui ordonnait de courir de toutes ses forces au bout du monde. Il Ă©tait mĂȘme prĂȘta courir au galop et essayait de le faire de la jambe droite. — VoilĂ , je puis affirmer, qu’il n’y a pas en Russie, une meilleure jument, — dit le maĂźtre en dĂ©signant l’une des juments. L’hĂŽte fit des compliments au maĂźtre qui s’agitait, marchait, courait, montrait, racontait la gĂ©nĂ©alogie de chaque cheval. L’hĂŽte en avait Ă©videmment assez d’écouter le maĂźtre et il inventait des questions pour faire croire qu’il y prenait de l’intĂ©rĂȘt. — Oui, oui ! — disait-il distraitement. — Regardez donc, — disait le maĂźtre, sans rĂ©pondre, — regardez les jambes... ça m’a coĂ»tĂ© cher; et le troisiĂšme Ă©talon qu’elle a produit court dĂ©jĂ  chez moi. — Et il court bien ? — demanda l’hĂŽte. Ils discutaient ainsi sur chaque cheval et il n’y avait plus rien Ă  montrer. Ils se turent. — Eh bien, quoi, allons? TolstoĂŻ — vi. — Iiholstomier. 13 194 KHOLSTOMIER — Allons. Ils se dirigĂšrent vers la porte cochĂšre. L’hĂŽte, content que cette dĂ©monstration fĂ»t terminĂ©e et d’aller Ă  la maison oĂč il pourrait manger, boire, fumer, devenait plus gai. En passant devant Nester qui, montĂ© sur le cheval pie, attendait encore des ordres, l’hĂŽte frappa de sa large main Ă©paisse la croupe du cheval. — En voilĂ  un bigarrĂ©! dit-il. J’ai eu un pareil cheval pie ; tu te rappelles. Je t’en ai parlĂ©. Le maĂźtre, du moment qu’on ne parlait pas de ses chevaux, n’écoutait plus ; il se retournait et continuait Ă  regarder le troupeau. Tout Ă  coup un bruit faible, sĂ©nile Ă©clata Ă  son oreille, C’était le hongre pie qui s’ébrouait. Mais il n’acheva pas et, comme honteux, s’interrompit. Ni le maĂźtre, ni l’hĂŽte ne firent attention Ă  cet Ă©brouement, et ils partirent Ă  la maison. Dans le vieillard dĂ©crĂ©pit, Kholstomier avait reconnu son ancien maĂźtre aimĂ© le brillant, beau etriche Ser- poukhovskoĂŻ. XI La pluie continuait Ă  tomber. Il faisait sombre dans l’enclos, mais dans la maison du maĂźtre, c’était tout autre chose. Chez le maĂźtre, un thĂ© luxueux Ă©tait prĂ©parĂ© dans un luxueux salon. La maĂźtresse Ă©tait assise devant le thĂ© avec le maĂźtre du logis et l’hĂŽte. La maĂźtresse, enceinte, ce qui Ă©tait trĂšs visible Ă  son ventre soulevĂ©, Ă  sa pose maintenue droite par la grossesse et surtout, aux yeux qui regardaient en soi avec douceur et importance, Ă©tait assise devant le samovar. Le maĂźtre tenait Ă  la main une boĂźte de cigares, vieux de dix ans qui, selon son dire, Ă©taient uniques, et il se prĂ©parait Ă  se vanter devant son hĂŽte. LemaĂźtre Ă©tait un bel homme de vingt-cinq ans, frais, dorlotĂ©, bien peignĂ©. Il portait Ă  la maison un habit neuf, ample, Ă©pais, fait Ă  Londres. A sa 196 KHOLSTOMIER chaĂźne de montre pendaient des breloques grandes et chĂšres. Les boutons de manchettes Ă©taient grands aussi, en or, ornĂ©s de turquoises. Il portait la barbe Ă  la NapolĂ©on III, et la pointe de ses moustaches Ă©tait pommadĂ©e et dressĂ©e comme on pouvait le faire seulement Ă  Paris. La maĂźtresse avait une robe de soie Ă  grosses fleurs bariolĂ©es. De grosses Ă©pingles d’or retenaient d’épais cheveux blonds, pas tous Ă  elle ; ses mains Ă©taient chargĂ©es de bracelets et de bagues trĂšs chers. Le samovar Ă©tait en argent; le service trĂšs fin. Le valet, Ă©blouissant, en habit, gilet blanc, cravate neuve, se tenait prĂšs de la porte, comme une statue, en attendant des ordres. Le meuble Ă©tait courbĂ© et clair, le papier foncĂ© Ă  grosses fleurs. Autour de la table, unelevrette excessivement fine, qu’on appelait d’un nom anglais prĂ©tentieux, trĂšs mal prononcĂ© par les maĂźtres qui ne savaient pas l’anglais, faisait du bruit prĂšs de la table, avec son collier en argent. Dans un coin, garni de plantes, Ă©tait placĂ© un piano incrustĂ©. On voyait en tout le luxe neuf et rare. Tout Ă©tait trĂšs bien, mais il y avait sur tout un cachet de superflu, de richesse, et d’absence d’intĂ©rĂȘt intellectuel. Le maĂźtre du logis, un amateur de chevaux de courses, Ă©tait fort et sanguin, un de ces hommes dont l’espĂšce existe toujours, qui portent des pelisses de zibeline ; jettent aux actrices des fleurs KHOLSTOMIER 197 trĂšs chĂšres, boivent le vin le plus renommĂ©, non le meilleur, descendent Ă  l’hĂŽtel le plus cher, font des cadeaux avec leur nom gravĂ© et entretiennent la femme le plus en vue... L’hĂŽte, Nikita SerpoukhovskoĂŻ, Ă©tait un homme de plus de quarante ans, grand, gros, chauve, aux longues moustaches et aux longs favoris. Il avait dĂ» ĂȘtre trĂšs beau, maintenant, ilĂ©taitvisiblement dĂ©crĂ©pit physiquement, moralement et pĂ©cuniairement. Il avait tant de dettes qu’il avait dĂ» servir pour ne pas ĂȘtre enfermĂ©. Il Ă©tait maintenant chef des haras d’Etat dans un chef-lieu de province. Des parents influents lui avaient procurĂ© cette place. Il Ă©tait vĂȘtu d’un veston militaire d’étĂ© et d’un pantalon bleu. Veston et pantalon Ă©taient tels que personne, sauf un richard, ne pouvait se les permettre ; de mĂȘme pour le linge. Il avait aussi une montre anglaise ; ses bottes avaient des semelles extraordinaires, de l’épaisseur d'un doigt. Nikita SerpoukhovskoĂŻ avait dĂ©pensĂ© une fortune de deux millions et devait encore cent vingt- mille roubles. Il reste toujours, de tels morceaux, un certain train de vie qui donne le crĂ©dit et la possibilitĂ© de vivre presque luxueusement encore une dizaine d’annĂ©es. Et ces dix ans touchaient Ă  leur terme, et Nikita commençait Ă  devenir triste. Il commençait Ă  boire, c’est-Ă -dire Ă  s’enivrer de vin, ce qui, auparavant, ne lui arrivait pas, car Ă  proprement parler 198 KHOLSTOMIÈR jamais il ne commença ni ne cessa de boire. On remarquait surtout sa dĂ©chĂ©ance dans l’inquiĂ©tjide du regard, dans la mollesse des intonations et des mouvements. Cette inquiĂ©tude frappait parce qu’elle Ă©tait Ă©videmment rĂ©cente, parce qu’il Ă©tait Ă©vident que, pendant toute sa vie, il n’avait craint rien et personne, et que maintenant, par de pĂ©nibles souffrances, il Ă©tait arrivĂ© Ă  cette peur si incompatible avec sa nature. Les maĂźtres du logis remarquaient cela et se regardaient l’un l’autre en se comprenant; ils ajournaient seulement jusqu’au lit la discussion des dĂ©tails Ă  ce sujet, et supportaient le pauvre Nikita, mĂȘme le flattaient. La vue du bonheur du jeune maĂźtre humiliait Nikita, lui rappelait son passĂ©, perdu Ă  jamais, et le lui faisait envier maladivement. — Quoi I Marie, le cigare ne vous gĂȘne pas ? dit-il en s’adressant Ă  la dame, de ce ton particulier, avec une politesse amicale mais pas trop respectueuse, qu’ont les gens du monde en parlant aux femmes entretenues, et qu’ils n’emploient pas avec les dames ; non qu’il voulĂ»t la blesser, au contraire, maintenant il voulait plutĂŽt la flatter, elle et son amant, bien qu’il ne se le fĂ»t avouĂ© pour rien au monde, mais il Ă©tait habituĂ© Ă  parler ainsi avec ces femmes. Il savait qu’elle-mĂȘme serait surprise et offensĂ©e s’il la traitait en dame. En outre il fallait KHOLSTOMIER 199 garder une distance respectueuse pour la femme lĂ©gitime de son Ă©gal. Il Ă©tait toujours trĂšs respectueux envers ces dames, non qu’il partageĂąt ces convictions propagĂ©es dans les revues il ne lisait jamais ces bĂȘtises, sur le respect envers chacun, sur la nullitĂ© du mariage, etc., mais parce que tous les hommes distinguĂ©s agissent ainsi, et il Ă©tait un homme distinguĂ©, bien que tombĂ©. Il prit un cigare. Mais maladroitement le maĂźtre prit un paquet de cigares et dit — Non, tu verras comme ceux-ci sont bons, prends. Nikita Ă©carta de la main les cigares et dans ses yeux l’offense et la honte brillĂšrent imperceptiblement. — Merci. — Il prit un porte-cigares. —Essaye les miens. La maĂźtresse Ă©tait trĂšs dĂ©licate. Elle remarqua cela et se mit Ă  causer hĂątivement. —* J’aime beaucoup les cigares. Je fumerais moi- mĂȘme si tous ne fumaient autour de moi. Et elle sourit de son sourire joli et bon. Il sourit en rĂ©ponse, mais peu, car deux dents lui manquaient. *=- Non, prends ceux-ci, continua le maĂźtre qui avait peu de flair, les autres sont plus faibles. Fritz, BRINGEN SIE NOCH EESE KASTEN, DORT ZWEI 1, dit-il. 1 /Apportez encore deux boĂźtes de lĂ -bas. 200 KHOLSTOMIER Le valet allemand apporta une autre boĂźte de cigares. — Lesquels aimes-tu? les longs, les forts? Ceux- ci sont trĂšs beaux, prends tout, continua-t-il. On voyait qu’il Ă©tait content de se vanter de ses choses rares, et il ne remarquait rien. Serpou- khovskoĂŻ alluma et se hĂąta de continuer la conversation commencĂ©e. — Alors, combien t’a coĂ»tĂ© AtlasnĂŻ? dit-il. — Cher, pas moins de cinq mille roubles ; mais au moins je suis garanti. Quelle progĂ©niture ! — Courent-ils bien? — TrĂšs bien, son fils vient de remporter trois prix Ă  Toula, Ă  Moscou et Ă  PĂ©tersbourg. Il a couru avec Corbeau deVoĂŻeikov. Cette canaille de jockey a gagnĂ© quatre tours, autrement nous restions derriĂšre. — Il est un peu mou. Sais-tu ce que je te dirai il a beaucoup de hollandais. — Eh bien, et Ă  quoi servent les juments, je te montrerai demain. Pour DobrinĂŻa j’ai payĂ© trois mille roubles, pour Lascovaia deux mille. Et de nouveau le maĂźtre se mit Ă  inventorier ses richesses. La maĂźtresse du logis remarquait combien c’était pĂ©nible pour SerpoukhovskoĂŻ et qu’il feignait d’écouter. — Prendrez-vous encore du thĂ©? — demanda-t- elle. KHOLSTOMIER 201 — Je n’en prendrai plus, — dit le maĂźtre ; et il continua son rĂ©cit. Elle se leva. Le maĂźtre la retint et l’embrassa. SerpoukhovkoĂŻ, en les regardant, se mit Ă  sourire d’une façon peu naturelle. Mais quand le maĂźtre se leva et, en l’enlaçant, l’accompagna jusqu’à la porte, le visage de Nikita changea tout Ă  coup il respira lourdement et sur son visage fanĂ©, le dĂ©sespoir s’exprima soudain. Il y avait mĂȘme de la colĂšre. Le maĂźtre du logis se retourna, et, en souriant, s’assit en face de Nikita. Ils se turent. XII — Oui, tu disais que tu l’as achetĂ© chez Voieikov, — commença SerpoukhovskoĂŻ feignant la nĂ©gligence. — Oui, je lui ai achetĂ© AtlasnĂŻ. Je voulais acheter des juments chez DoubovitzkĂŻ, mais il ne restait que des — Il est fichu — dit SerpoukhovskoĂŻ, et, s’arrĂȘtant soudain, il regarda autour de lui. Il se rappelait qu’il devait vingt mille roubles Ă  ce mĂȘme fichu», et que si l’on pouvait qualifier ainsi quelqu’un c’était Ă©videmment lui ; et il rit. De nouveau tous deux se turent assezlongtemps ; le maĂźtre cherchait par quoi se vanter devant son hĂŽte. SerpoukhovskoĂŻ cherchait par quoi dĂ©montrer qu’il ne se jugeait pas fichu. Mais chez tous deux les pensĂ©es marchaient mal, bien qu’ils s’efforçassent de les stimuler par des cigares. — Quand faut-il bo'ire? » — pensait Serpou- KIIOLSTOMIER 203 khovskoĂŻ* — Il faut absolument boire, aĂŒtre- mentil y a de quoi mourir d’ennui », pensait le maĂźtre. — Eh bien ! Tu es ici pour longtemps ? — demanda SerpoukhovskoĂŻ. — Oui, encoreunmois. Quoi, allons-nous souper? Hein ? Fritz, est-ce prĂȘt ? Ils passĂšrent dans la salle Ă  manger. Dans la salle Ă  manger les choses les plus extraordinaires Ă©taient dressĂ©es sur la table Ă©clairĂ©e. Il y avait des siphons, des petites poupĂ©es Surmontant les bouchons, des vins rares dans les carafes, des hors-d’Ɠuvre extraordinaires, de l’eau-de-vie. Ils burent. Ils mangĂšrent. Ils burent et mangĂšrent encore et la conversation commença. SerpoukhovskoĂŻ devenait rouge et commençait Ă  parler sans timiditĂ©. Ils causĂšrent des femmes. Qui avait telle et telle une tzigane, une danseuse, une Française? — Alors tu as quittĂ© la Matthieu ? demanda le maĂźtre. C’était la femme qui avait ruinĂ© SerpoukhovskoĂŻ. — Ce n’est pas moi, c’est elle qui m’a quittĂ©. Ah, mon cher ! quand on se rappelle ce qu’on a dĂ©pensĂ© dans sa vie 1 Maintenant je suis heureux quand par hasard j’ai mille roubles. Vraiment je serai heureux quand je vous quitterai tous. A Moscou je ne puis pas... Bah 1 que dire ! LemaĂźtre Ă©tait ennuyĂ© d’écouter SerpoukhovskoĂŻ. 204 KHOLSTOMIER Il voulaitparler de soi, se vanter, et SerpoukhovskoĂŻ voulait aussi parler de soi, de son passĂ© brillant. Le maĂźtre lui versa du vin en attendant qu’il eĂ»t fini pour raconter ses propres affaires pour parler de son haras, installĂ© comme on n’avait jamais vu, pour dire que sa maĂźtresse l’aimait non pour l’argent, mais par le cƓur. — J’ai voulu te dire qu’à mon haras, — commença-t-il... mais SerpoukhovskoĂŻ l’interrompit. — Je puis dire qu’il y avait un temps oĂč j’aimais et savais vivre. Tu parles de courses. Eh bien, dis lequel de tes chevaux est le plus vif? Le maĂźtre, content de l’occasion de parler de son haras, commença. Mais SerpoukhovskoĂŻ l’interrompit de nouveau. — Oui, oui, chez vous, propriĂ©taires de haras, il n’y a que l’ambition, ce n’est pas pour le plaisir, pour la vie... Chez moi ce n’était pas cela... Ainsi je t’ai dit aujourd’hui que j’avais un cheval pie, tachĂ© comme celui que montait ton palefrenier. C’étaiCun cheval! Tu ne peux le savoir, c’était en 1842. Je venais d’arriver Ă  Moscou, je me rendis chez le maquignon et vis ce hongre pie. lime plut. Combien? Mille roubles. Il me plaisait, je le pris et je me mis Ă  sortir avec lui. Ni toi ni moi n’avons eu et n’aurons un pareil cheval; je n’ai pas connu de cheval meilleur ni par l’allure, ni par la force, ni par la beautĂ©. Tu Ă©tais alors un gamin, tu n’as pu le connaĂźtre, mais je pense que tu en KHOLSTOMIER 205 as entendu parler. Tout Moscou le connaissait. — Oui, j’en ai entendu parler, dit nonchalamment le maĂźtre ; mais je voulais te parler des miens... — Alors tu en as entendu parler. Je l’avais achetĂ©, au hasard sans connaĂźtre l’origine, sans certificat. C’est seulement aprĂšs que je l’ai apprise moi et Voieikov avons trouvĂ© c’était le fils de LubiesnĂ© 1 er , Kholstomier — mesure de toile. — Au haras de Khrienovo on l’avait donnĂ© au palefrenier parce qu’il Ă©tait pie et l’autre l’a chĂątrĂ© et vendu au maquignon. Il n’y a plus de pareils chevaux mon ami. Et il cita une chanson tzigane Ah, c'Ă©tait le bon temps ! Ah, la jeunesse ! » — Il commençait Ă  ĂȘtre ivre. C’était le beau temps! J’avais vingt-cinq ans, quatre-vingt mille roubles de rente, pas un seul cheveu gris, des dents comme des perles... Quoiqu’on entreprenne tout rĂ©ussit»' et tout est fini ! — 11 n’y avait pas alors cette vivacitĂ©, dit le maĂźtre en profitant de l’arrĂȘt. Je te dirai que mes chevaux sont les premiers qui aient marchĂ© sans... — Tes chevaux ! Mais alors on Ă©tait plus vif... — Comment plus vif? — Plus vif. Je me rappelle comme si c’était aujourd’hui, qu’une fois je suis parti aux courses, Ă  Moscou, avec lui. Je n’avais pas de chevaux lĂ - bas. Je n’aimais pas les chevaux de courses; j’avais des chevaux de race GĂ©nĂ©ral Cholet, Mahomet, le 206 KHOLSTOMIER cheval pie Ă©tait pour l’attelage. Mon cocher Ă©tait un bravegarçon; je l’aimais. Il estdevenu ivrogne fieffĂ©. J’arrive — Serpoukovsko, dit-on, quand donc auras-tu des chevaux de courses ? Mais que le diable emporte vos rosses. J’ai un cheval pie pour l’attelage, qui dĂ©passera tous les vĂŽtres. - Il ne les dĂ©passera pas. — Je parie mille roubles. — Ça va. — Les chevaux courent. Il a dĂ©passĂ© de o" ; j’ai gagnĂ© les mille roubles. Mais la belle affaire ! Moi avec mes chevaux attelĂ©s Ă  la troĂŻka, je fis cent verstes en trois heures. Tout Moscou lĂ©sait. Et SerpoukhovskoĂŻ se mit Ă  mentir si bien et sans cesse que le maĂźtre ne pouvait placer un seul mot, et, l’air navrĂ©, il restait assis en face de lui. Seulement pour se distraire, il emplissait de vin son verre et celui de son hĂŽte. L'aube pointait dĂ©jĂ  et ils Ă©taient toujours assis. Le maĂźtre Ă©tait horriblement ennuyĂ©. Il se leva. — Dormir, c’est bien. Allons, dit SerpoukhovskoĂŻ. Use leva en chancelant et, tout essoufflĂ©, se rendit dans la chambre mise Ă  sa disposition. Lejeune homme Ă©tait couchĂ©avec sa maĂźtresse. — Non, il est assommant. Il s’enivre et il ment sans cesse. — Et il me fait la cour. — J’ai peur qu’il ne me demande de l’argent. SerpoukhovskoĂŻ Ă©tait allongĂ© sur son lit tout habillĂ© , il Ă©tait essoufflĂ©. KUOLSTOMIER 207 Il me semble que j’ai beaucoup menti. Bah ! qu’importe ! Son vin est bon, mais lui est un grand cochon. Il y a quelque chose d’un marchand en lui. Et moi aussi je suis un grand cochon », se dit-il, et il Ă©clata de rire. TantĂŽt j’ai entretenu autrui, tantĂŽt autrui m’entretient. Oui, madame, Yineler m’entretient, je lui emprunte de l’argent. C’est ça. Cependant il faut se dĂ©shabiller. C’est difficile d’îter ses bottes. » — Eh ! Eh ! cria-t-il. » Mais le valet mis Ă  son service, depuis longtemps, Ă©tait allĂ© dormir. Il s’assit, ĂŽta Ă  grandpeine son veston, son gilet et son pantalon ; mais de longtemps il ne put retirer ses bottes, son gros ventre l’en empĂȘchait. Avec beaucoup d’efforts il en tira une ; avec l’autre il lutta, lutta, essoufflĂ© de fatigue. Enfin, un pied encore chaussĂ©, il se mit au lit. Toute la chambre Ă©tait remplie de son ronflement, de l’odeur de tabac, de vin et de vieillesse malpropre. Si Kholstomier se rappelait encore quelque chose cette nuit, Vaska l’en avait distrait. Il jeta une couverture sur lui et galopa. Jusqu’au matin il le tint prĂšs de la porte d’un bouchon, Ă  cotĂ© d’un cheval de paysan. Ils se lĂ©chĂšrent ; le matin, il revint au troupeau et se frottait sans cesse. Quelque chose gratte, et me fait mal, * pensa- t-il. Cinq jours se passĂšrent. On appela le vĂ©tĂ©rinaire. Celui-ci prononça d’un air joyeux — C’est la gale, permettez-moi de le vendre aux tziganes. — Pourquoi ? Il n’y a qu’à le tuer, il faut en finir aujourd’hui mĂȘme. La matinĂ©e Ă©tait calme et, claire. Le troupeau partit au champ. Kholstomier resta. Un Ă©trange KHOLSTOMIER 209 homme noir, maigre, sale, en tablier noir maculĂ©, se prĂ©senta. C’était l’équarrisseur. Il prit sans le regarder la bride de Kholsto- mier et l’emmena. Kholstomier suivait docilement sans le regarder, comme toujours en traĂźnant les pattes et accrochant de la paille derriĂšre soi. En sortant de la cour, il se traĂźna vers le puits, mais l’équarrisseur tira et dit C’est pas la peine». L’équarrisseur et Vaska qui suivait derriĂšre, arrivĂšrent dans un creux, derriĂšre un hangar de briques, et comme s’il y avait quelque chose de particulier Ă  cet endroit trĂšs ordinaire, ils s’arrĂȘtĂšrent. L'Ă©quarrisseur passa les guides Ă  Yaska, * —t— ota son cafetan, retroussa ses manches, de la tige de sa botte tira un couteau, et se mit Ă  Faiguiser. Le hongre se traĂźna pour attraper la bride ; par ennui, il voulait la mĂącher, mais elle Ă©tait trop loin. Il soupira et ferma les yeux. Sa lĂšvre pendante dĂ©couvrait des dents jaunes, rongĂ©es; il commençait Ă  s’endormir au bruit de l’aiguisage du couteau. Seule sa jambe enflĂ©e, Ă©cartĂ©e, tremblait. Tout Ă  coup, il sentit qu’on lui levait la tĂšte. Il ouvrit les yeux. Deux chiens Ă©taient devant lui l’un flairait dans la direction de l’équarrisseur, l’autre Ă©tait assis et regardait le hongre comme s’il attendait quelque chose de lui. Le hongre le regarda et commença Ă  se frotter Ă  la main qui le tenait. TolstoĂŻ. — m. — Les Kholstomier. 14 210 IvHOLSTOMIER — On veut sans doute me soigner, — pensa-t- il. — Soit. » Et en effet, il sentit qu’on lui faisait quelque chose Ă  la gorge. Il sentit une douleur, il tressaillit, fĂźt un mouvement de la patte, mais se retint et attendit ce qui allait se passer... BientĂŽt, quelque chose lui coulait Ă  grand jet sous le sur le poitrail. Il soupira et se sentit mieux, beaucoup mieux. C’était l’allĂ©gement du fardeau de la vie! Il ferma les yeux, baissa la tĂȘte ; personne ne le tenait ; ensuite ses jambes et tout son corps chancelĂšrent. Il Ă©tait moins effrayĂ© qu’étonnĂ©... Tout Ă©tait si nouveau... Il s’étonna, s’élança en avant, se dressa, mais au lieu de cela, ses pattes flĂ©chissaient, il commençait Ă  pencher d’un cĂŽtĂ©, et, voulant faire un pas, il tomba sur le flanc gauche. L’équarrisseur attendit jusqu’à la fin des convulsions; il chassa les chiens qui s’approchaient plus prĂšs, ensuite il prit les pattes, tourna le hongre sur le dos, et, ordonnant Ă  Vaska de tenir la jambe, se mit Ă  le dĂ©pecer. — C’était un cheval ! dit Vaska. — S’il avait Ă©tĂ© plus gras, ça ferait une belle peau, — dit l’équarrisseur. Le soir, le troupeau descendit la colline et ceux qui passaient Ă  gauche voyaient en bas quelque chose de rouge autour de quoi tournaient des KHOLSTOMIER 211 chiens et voletaient des corbeaux et des milans. Un chien, les pattes appuyĂ©es sur les chairs, secouait la tĂȘte en arrachant, avec des craquements, ce qu’il attrapait. La jument brune s’arrĂȘta, tendit la tĂȘte et le cou et soupira longuement. On eut peine Ă  la chasser. A l’aube, dans le ravin delĂ  vieille forĂȘt, dans le bois touffu, de jeunes loups hurlaient joyeusement. Il y en avait cinq. Quatre presque de la mĂȘme grandeur et un petit avec la tĂȘte plus grande que le corps. Une louve maigre, pelĂ©e, traĂźnant son ventre plein et ses mamelles, la tĂȘte pendante, sortit du buisson et s’assit en face des petits loups. Ils s’installĂšrent en demi-cercle en face d’elle. Elle s’approcha du plus petit, et, s’appuyant contre un tronc, la gueule baissĂ©e, par quelques mouvements convulsifs, en ouvrant sa gueule garnie de dents, elle fĂźt des efforts et cracha un gros morceau de viande de cheval; le plus grand s’avança vers elle, mais elle fit un mouvement de menace et laissa tout au plus petit. Le petit gronda avec colĂšre, attrapa la viande et se mit Ă  la dĂ©vorer. La louve vomit de la mĂȘme façon la part du deuxiĂšme, du troisiĂšme, de tous les cinq, puis elle se coucha en face d’eux et se reposa. Une semaine plus tard, prĂšs du [hangar de briques, il ne restait plus qu’un grand crĂąne et des cĂŽtes. Le reste avait Ă©tĂ© emportĂ©... En Ă©tĂ© un 212 KHOLSTOMIER paysan ramassa les cĂŽtes et le crĂąne, les emporta et les utilisa. Le cadavre de SerpoukhovskoĂŻ qui vĂ©cut dans le monde, qui mangea et but, fut mis en terre, beaucoup plus tard. Ni sa peau, ni ses os, ni sa chair n’étaient bons Ă  rien. Et puisque, pendant vingt ans, ce corps Ă©tait un ' grand fardeau pour tout le monde, alors l’enfouissement de ce corps dans la terre Ă©tait une besogne superflue pour les hommes. Il n'Ă©tait nĂ©cessaire Ă  personne et depuis longtemps Ă©tait une charge pour tous. Mais quand mĂȘme, les morts vivants qui ensevelissent les vrais morts avaient trouvĂ© nĂ©cessaire de vĂȘtir d’un bel uniforme et de mettre des bottes Ă  ce corps gonflĂ©, pourri, de le placer dans un beau cercueil avec des glands neufs aux quatre coins, puis de l’enfermer dans un autre cercueil de plomb, de l’emmener Ă  Moscou; lĂ , de dĂ©couvrir d’anciens os humains, etprĂ©cisĂ©ment lĂ , de cacher sous la terre ce corps pourri, plein de vers, en uniforme neuf et bottes cirĂ©es. LES DËCEMBRISTES FRAGMENTS D’UN ROMAN PROJETÉ 1 863 - 1878 - aat - LES DÉCEMBRISTES PREMIER FRAGMENT I C’était rĂ©cemment, sous le rĂšgne d’Alexandre II, Ă  notre Ă©poque de civilisation, de progrĂšs, de questions , de la renaissance de la Russie, etc., etc. Alors que l’armĂ©e russe glorieuse revenait de SĂ©bastopol rendu Ă  l’ennemi, que toute la Russie triomphait pour la destruction de la flotte de la Mer Noire, et que Moscou aux pierres blanches recevait et fĂ©licitait pour cet heureux Ă©vĂ©nement le reste de l’équipage de cette flotte, lui donnait une grande coupe russe d’eau-de-vie et, selon la bonne coutume russe, le pain et le sel, et le saluait bas ; au temps oĂč la Russie, dans la personne des politiciens novices et perspicaces, pieu- 216 LES DÉCEMBRISTES rait l’anĂ©antissement du rĂȘve de chanter le Te Deum dans la cathĂ©drale de Sainte-Sophie et la perte trĂšs sensible pour la patrie de deux grands hommes morts Ă  la guerre l’un, entraĂźnĂ© par le dĂ©sir de servir le plus vite possible la messe dans la cathĂ©drale sus-nommĂ©e, Ă©tait tombĂ© dans le champ de Yalachie, et en outre y avait laissĂ© deux escadrons de hussards ; l’autre, un homme inap- prĂ©ciĂ©, distribuait aux blessĂ©s du thĂ©, l’argent des autres et du drap, et ne volait ni l’un ni l’autre; au temps oĂč, de tous cĂŽtĂ©s, dans toutes les branches de l’activitĂ© humaine, en Russie, paraissaient comme des champignons des grands hommes, des capitaines, des administrateurs, des Ă©conomistes, des Ă©crivains, des orateurs et des grands hommes de toutes conditions sans aucun but ni vocation ; alors qu’au jubilĂ© d’un acteur de Moscou se manifestait l’opinion publique, excitĂ©e par des toasts, qui commençait Ă  chĂątier tous les criminels ; que les terribles commissions partaient de PĂ©tersbourg au sud, pour arrĂȘter, dĂ©noncer et chĂątier des malfaiteurs, des intendants; alors que, dans toutes les villes, on donnait aux hĂ©ros de SĂ©bastopol des dĂźners avec des discours, et des instruments de musique Ă  ces mĂȘmes hommes aux jambes et bras arrachĂ©s, dĂšs qu’on les rencontrait sur le pont etsur les routes ; alors que les talents oratoires se dĂ©veloppaient si rapidement dans le peuple qu’un cabaretier, partout et Ă  chaque occasion, LES DÉCEMBRISTES 217 Ă©crivait, insĂ©rait et rĂ©citait par cƓur, aux dĂźners, des discours si forts que les gardiens de l’ordre devaient, en gĂ©nĂ©ral, prendre des mesures rĂ©pressives contre l’éloquence du cabaretier; dans le temps oĂč, mĂȘme au club anglais, on avait rĂ©servĂ© une chambre spĂ©ciale pour discuter des affaires publiques; oĂč paraissaient des revues sous les drapeaux les plus divers des revues qui propageaient les principes europĂ©ens sur le terrain europĂ©en, mais avec la conception russe du monde, et des revues qui dĂ©veloppaient les principes russes sur le terrain russe mais avec la conception europĂ©enne du monde; oĂč paraissaient tout Ă  coup tant de revues que tous les titres semblaient Ă©puisĂ©s Messager », La Parole », Causeries », L’Observateur », L’Étoile », L’Aigle », etc., et que, malgrĂ© cela, de nouveaux noms paraissaient encore et encore ; oĂč surgissaient des plĂ©iades de penseurs qui prouvaient que la science peut ĂȘtre populaire et ne pas l’ĂȘtre, et d’autres, qu’il y a une science non populaire, etc., et une plĂ©iade de littĂ©rateurs qui dĂ©peignaient des bosquets et des levers de soleil, l’orage et l’amour d’une fille russe, la paresse d’un fonctionnaire et la mauvaise conduite de plusieurs autres ; oĂč de tous cĂŽtĂ©s surgissaient des questions ainsi appelait-on en 1856 tous ces chocs de circonstances dont personne ne pouvait comprendre le sens, les questions du Corps des Cadets, des Uni- 218 LES DÉCEMBRISTES versitĂ©s, de la censure, des tribunaux, des finances, des banques, des polices, de l’émancipation, et plusieurs autres tous essayaient de trouver des questions nouvelles, tous essayaient de les rĂ©soudre. On Ă©crivait, on lisait, on causait, on faisait des projets, on voulait tout corriger, tout dĂ©truire, tout remplacer et tous les Russes, comme un seul homme, Ă©taient dans l’enchantement, Ă©tat qui se trouva rĂ©pĂ©tĂ© deux fois en Russie au dix- neuviĂšme siĂšcle la premiĂšre fois en 1812 quand nous eĂ»mes battu NapolĂ©on I er , et la seconde fois en 1856, quand nous fĂ»mes battus par NapolĂ©on III. Le grand, l’inoubliable la renaissance du peuple russe! Comme ce Français qui disait que celui qui n’a pas vu la grande rĂ©volution, n’a pas vĂ©cu, moi aussi j’ose dire que celui qui n’a pas vĂ©cu, en Russie, en 56, ne sait pas ce que c’est que la vie. Celui qui Ă©crit ces lignes non seulement vĂ©cut alors, mais il fut l’un des acteurs de cette Ă©poque ; non seulement il est restĂ© plusieurs semaines dans l’un des blindages de SĂ©bastopol, mais il Ă©crivit un rĂ©cit de la guerre de CrimĂ©e, qui lui a valu une grande gloire, un rĂ©cit oĂč il dĂ©crivit clairement, en dĂ©tails, comment des soldats tiraient des bastions, comment l’on bandait les blessures Ă  l’ambulance, comment on ensevelissait aux cimetiĂšres. AprĂšs avoir accompli ces exploits, celui qui Ă©crit ces lignes est allĂ© au centre de l’État, dans une fabrique de cartouches, oĂč il a semĂ© les lau- LES DÉCEMBRISTES 219 riers de ses actes. U a vu l’enthousiasme des deux capitales et de tout le peuple et il a constatĂ©, par expĂ©rience, comment la Russie sait rĂ©compenser le vrai mĂ©rite. Tous les grands de ce monde cherchaient Ă  le connaĂźtre, Ă  lui serrer les mains, lui offraient des dĂźners, l’invitaient constamment Ă  venir chez eux, et, pour avoir de lui des dĂ©tails sur la guerre, ils lui racontaient leurs impressions. C’est pourquoi celui qui Ă©crit ces lignes peut apprĂ©cier ce temps mĂ©morable. Mais il ne s’agit pas de cela. A cette mĂȘme Ă©poque, un jour, deux voitures et un traĂźneau stationnaient prĂšs du perron du meilleur hĂŽtel de Moscou. Un jeune homme entrait pour se renseigner au sujet des chambres. Un vieillard Ă©tait assis dans la voiture avec deux dames et racontait ce qu’était le Pont des MarĂ©chaux du temps des Français. C’était la suite d’une conversation commencĂ©e en entrant Ă  Moscou. Et maintenant le vieux Ă  barbe blanche, sa pelisse ouverte, continuait tranquillement sa narration dans la voiture comme s’il avait l’intention d’y passer la nuit. Sa femme et sa fille Ă©coutaient, mais de temps en temps regardaient vers la porte non sans impatience. Le jeune homme sortit avec le portier et un garçon d’hĂŽtel. — Eh bien, quoi, Serge? demanda la mĂšre, en 220 LES DÉCEMBRISTES montrant Ă  la lumiĂšre des lanternes son visage fatiguĂ©. Soit par habitude, soit pour que le portier ne le prĂźt pas, Ă  cause de sa pelisse courte, pour un valet, Serge rĂ©pondit en français qu’il y avait des chambres, et ouvrit la portiĂšre. Le vieux regarda son fils et dit, de nouveau, du fond de la voiture, comme si le reste ne le touchait pas — Il n’y avait pas encore de théùtre !... — Pierre ! — prononça sa femme en soulevant son manteau; mais il continua — Madame Chalmet habitait rue TverskaĂŻa. Un rire sonore , jeune , Ă©clata au fond de la voiture. — Papa, descends, tu te laisses entraĂźner par la conversation. Alors seulement, le vieux parut comprendre qu’ils Ă©taient arrivĂ©s, et il regarda autour de lui. — Alors, descends. Il enfonça son chapeau et, docilement, descendit de voiture. Le portier le prit sous le bras, mais s’étant convaincu que le vieux marchait encore trĂšs bien, il offrit aussitĂŽt ses services Ă  la dame. Natalie Nikolaievna lui parut une personne trĂšs importante, Ă  son manteau de zibeline et au temps qu’elle mit Ă  sortir, Ă  sa façon de s’appuyer lourdement sur son bras, Ă  la fiertĂ© avec laquelle, sans se retourner, en s’appuyant sur le bras de son fils, elle allait vers le perron. La demoiselle, il ne LES DÉCEMBRISTES 221 la remarqua pas mĂȘme parmi les bonnes qui descendaient de l’autre voiture. Comme les bonnes, elle portait des paquets, une jupe, et passait derriĂšre. Il la reconnut seulement par le rire et parce qu’elle appela le vieux pĂšre. » — Par ici, papa, Ă  droite, — dit-elle en l’arrĂȘtant par la manche de son i ou loupe. Sur l’escalier, Ă  travers le bruit des pas, des portes et delĂ  respiration oppressĂ©e de la dame, Ă©clata ce mĂȘme rire, qu’on entendait dans la voiture, un rire tel qu’aprĂšs l’avoir Ă©coutĂ©, on devait se dire comme elle rit bien ; ça fait envie. Le fils Serge s’occupait de tous les dĂ©tails matĂ©riels de la route, et il s’en occupait, bien que sans grand savoir, mais avec l’énergie et l’activitĂ© satisfaite, propres Ă  ses vingt-cinq ans. Vingt fois au moins et, comme il semblait, sans cause grave, en simple pardessus, il courait en bas vers le traĂźneau, puis en haut, en tremblant de froid et enjambant deux ou trois marches Ă  la fois avec ses jambes longues et jeunes. Natalie Nikolaievna le suppliait de ne pas se refroidir, mais il affirmait que ce n’était rien, et sans cesse, donnait des ordres, claquait les portes, marchait, et, quand il semblait n’y avoir affaire que pour les valets et les hommes de peine, il parcourait plusieurs fois toutes les chambres, sortait du salon par une porte, entrait par une autre en cherchant toujours ce qu’il y avait encore Ă  faire. 222 LES DÉCEMBRISTES — Eh bien, papa, iras-tu au bain ? Dois-je me renseigner? — demanda-t-il. Le pĂšre Ă©tait pensif et paraissait ne pas se rendre compte du lieu oĂč il se trouvait. 11 ne rĂ©pondit pas trĂšs vite. Il entendait les paroles mais ne les comprenait pas. Tout Ă  coup, il comprit. — Oui, oui, renseigne-toi, s’il te plaĂźt. C’est prĂšs du Pont de pierre. Le chef- de la famille, Ă  pas pressĂ©s, Ă©mu, parcourut toutes les chambres et s’assit dans une chaise. — Eh bien ! maintenant, il faut dĂ©cider ce qu’on fera, comment on s’arrangera, — dit-il. — Aidez, les enfants, vite, soyez courageux, traĂźnez, arrangez, et demain, nous enverrons Serge avec un billet chez ma sƓur Maria Ivanovna, chez les Nikitine, ou bien nous irons nous-mĂȘmes ; n’est-ce pasNatacha? Et maintenant, installons-nous. — Demain, c’est dimanche; j’espĂšre qu’avant tout, tu iras Ă  la messe, Pierre, — dit sa femme, agenouillĂ©e devant un coffre qu’elle ouvrait. — C’est vrai, dimanche ! Absolument, nous irons tous Ă  la cathĂ©drale de l’Assomption. Notre retour commencera par cela. Mon Dieu ! quand je me rappelle le jour oĂč pour la derniĂšre fois, j’étais dans la cathĂ©drale de l’Assomption. Tu te rappelles, Natalie? Mais il ne s’agit pas de cela. Et le chef de la famille se leva rapidement de la chaise oĂč il venait de s’asseoir. LES DÉCEMBRISTES 223 — Maintenant, il faut mettre en ordre ; et sans rien faire, il marchait d’une chambre Ă  l’autre. — Eh bien, nous prendrons du thĂ© ? Ou peut- ĂȘtre es-tu fatiguĂ©e et veux-tu te reposer ? — Oui, oui, rĂ©pondit la femme en tirant quelque chose du coffre. Mais tu voulais aller au bain. — Oui... De mon temps, les bains Ă©taient prĂšs du Pont de pierre. Serge, va donc te renseigner s’il y a encore les bains prĂšs du Pont de pierre. VoilĂ , j’occuperai cette chambre avec Serge. Serge, tu te trouveras bien ici ? Mais Serge partit se renseigner sur les bains. — Non, ce n’est pas bien, — continua-t-il, — tu n’auras pas l’entrĂ©e directe sur le salon. Qu’en penses-tu, Natacha? — Calme-toi, Pierre, tout s’arrangera, — rĂ©pondit-elle de l’autre chambre oĂč elle faisait dĂ©poser les bagages. Mais Pierre se trouvait dans l'Ă©tat de surexcitation produite par l’arrivĂ©e Ă  destination. — Prends bien garde. Ne mets pas les affaires de SĂ©rioja avec les autres. Ou avait jetĂ© ses skiss au salon ; il les ramassa lui-mĂȘme, et, avec un soin particulier, comme si tout l’ordre futur en dĂ©pendait, il les posa prĂšs de la porte et les y ajusta. Mais ils ne tenaient pas ; dĂšs que Pierre s’éloigna ils tombĂšrent avec bruit. Natalie Niko- laievna fronça les sourcils et tressaillit ; mais apercevant la cause de ce bruit elle dit 224 LES DÉCEMBRISTES — Sonia, relĂšve, mon amie. — RelĂšve, mon amie, — rĂ©pĂ©ta le mari, — et moi, j’irai chez le maĂźtre du logis, autrement, nous ne nous arrangerons pas. Il faut causer de tout avec lui. — Mieux vaut l’envoyer chercher, Pierre. Pourquoi te dĂ©ranger ? Pierre y consentit. — Sonia, appelle-le. Comment? Cavalier, je crois. Dis que nous voulons lui parler. — Chevalier, papa ; — et Sonia se prĂ©para Ă  sortir. Natalie Nikolaievna qui donnait des ordres Ă  voix basse et marchait Ă  pas doux de chambre en chambre, tantĂŽt avec une boite, tantĂŽt avec une pipe ou un oreiller, et qui, sans faire de bruit, mettait tout Ă  sa place, rĂ©ussit Ă  chuchoter Ă  Sonia en passant prĂšs d’elle — N’y va pas toi-mĂȘme, envoie le garçon ! Pendant que le garçon allait chercher le maĂźtre, Pierre employait son loisir, sous prĂ©texte d’aider son Ă©pouse, Ă  frotter un habit, et il se heurta contre une caisse vide. Le retint avec la main contre le mur et se retourna en souriant. Sa femme Ă©tait si occupĂ©e qu’elle ne le remarqua pas. Mais Sonia le regardait avec des yeux si rieurs qu’elle semblait attendre la permission de rire. Ilia lui donna volontiers en Ă©clatant lui-mĂȘme LES DÉCEMBRISTES 225 d’un rire si jovial que toutes les personnes qui Ă©taient dans les chambres, depuis sa femme jusqu’à la servante et un homme de peine Ă©clatĂšrent de rire Ă©galement. Ce rire excita encore plus le vieux. Il trouva que le divan, dans la chambre de sa femme et de sa fille, n’était pas bien installé» bien que toutes deux affirmassent le contraire en le priant de se calmer. Pendant qu’avec l’homme de peine il essayait de dĂ©loger le meuble, le propriĂ©taire de l’hĂŽtel, un Français, entra dans la chambre. — Vous m’avez demandĂ©? — dit-il sĂ©vĂšrement; et, comme preuve de son dĂ©dain ou de son indiffĂ©rence, il tira lentement un mouchoir, lentement le dĂ©plia, et lentement se moucha. — Oui, mon cher ami, — dit Piotr Ivanovitch en allant vers lui. — VoilĂ , voyez-vous, nous ne savons pas combien de temps nous passerons ici, moi et ma femme... — Et Piotr Ivanovitch, qui avait la faiblesse de voir en chaque homme son prochain, se mit Ă  lui raconter les circonstances de sa vie et ses projets. M. Chevalier ne partageait pas cette opinion sur les gens et s’intĂ©ressait peu aux renseignements que lui fournissait Piotr Ivanovitch. Mais la belle langue française que parlait Piotr Ivanovitch comme on le sait, en Russie, la langue française estpresqu’un grade et ses maniĂšres aristocratiques haussaient un peu son opinion sur les nouveaux venus. TolstoĂŻ. - vi — Les DĂ©cembristes. 15 226 LES DÉCEMBRISTES m — Que puis-je pour votre service ? — demanda- t-il. Cette question n’embarrassa pas Piotr Ivano- vitch. Il exprima le dĂ©sir d’avoir des chambres, du thĂ©, un samovar, le souper, le dĂźner, la nourriture pour ses domestiques, en un mot, toutes les choses pour lesquelles il existe prĂ©cisĂ©ment Et quand M. Chevalier, Ă©tonnĂ© de la candeur du vieux, qui se croyait sans doute dans le steppe de Troukhmensk ou qui supposait que tout cela lui serait donnĂ© gratuitement, dĂ©clara que c’était bien facile Ă  avoir, Piotr Ivanovitch exulta d’enthousiasme. — Ah ! ^a, c’est bien ! TrĂšs bien ! Nous nous arrangerons ainsi. Eh bien, s'il vous plaĂźt... Mais il eut honte de toujours parler de lui et se mit Ă  interroger M. Chevalier sur sa famille et ses affaires. Quand SergueĂŻ Petrovitch rentra dans la chambre, il ne parut pas approuver la conduite de son pĂšre ; il remarqua le mĂ©contentement de l’hĂŽtelier et parla du bain. Mais Piotr Ivanovitch s’intĂ©ressait Ă  ce que pouvait donner en 1856 un hĂŽtel Ă  Moscou et aux passe-temps de madame Chevalier. Enfin le patron salua et demanda si l’on n’avait pas d’ordres Ă  lui donner. — Nous prendrons du thĂ©, Aatacha? Oui? Alors du thĂ©, s’il vous plaĂźt. Et nous causerons encore ensemble, mon cher monsieur. Quel brave homme ! — Et le bain, papa? LES DÉCEMBRISTES m — Ah, oui, alors il ne faut pas de thĂ©. Ainsi disparaissait le seul rĂ©sultat que la conversation avec le nouvel hĂŽte avait eu pour le maĂźtre. Mais, en revanche, Piotr Ivanovitch Ă©tait maintenant fier et heureux de son installation. Les cochers, venus pour le pourboire, le dĂ©rangĂšrent parce que Serge n’avait pas de petite monnaie, et Piotr Ivanovitch voulait de nouveau faire appeler le patron. Mais l’idĂ©e qu’il ne devait pas ĂȘtre le seul heureux ce soir, le tira d’embarras. 11 prit deux billets de trois roubles, et, en en glissant un dans la main d’un des postillons VoilĂ  pour vous », dit-il. Piotr Ivanovitch avait l’habitude de dire vous Ă  tous sans exception, sauf aux membres de sa famille. Et voilĂ  pour vous », dit-il en glissant furtivement l’autre billet dans la main de l'autre cocher, comme on fait en payant un docteur pour sa visite. Quand toutes ses affaires furent arrangĂ©es, on l’emmena au bain. Sonia Ă©tait assise sur un divan, la tĂȘte appuyĂ©e sur sa main. Elle se mit Ă  rire — Ah ! on est bien, maman ! Ah 1 comme on est bien l Puis elle allongea ses jambes sur le divan, s’installa bien et s’endormit du sommeil doux et profond d’une robuste fille de dix-huit ans, aprĂšs un mois et demi de voyage. Natalie Nikholaievna, qui rangeait encore sa chambre Ă  coucher, remarqua, de son oreille de 228 LES DÉCEMBRISTES mĂšre, que Sonia ne remuait pas, et elle vint la regarder. Elle prit un oreiller, de sa longue main blanche, souleva la tĂȘte rouge et Ă©bouriffĂ©e de la jeune fille et l’y appuya, Sonia respira profondĂ©ment, fit un mouvement des Ă©paules et posa sa tĂȘte sur l’oreiller sans dire merci, comme si cela s’était fait tout seul. — Pas de ce cĂŽtĂ©, pas de ce cĂŽtĂ©, Gavrilovna! Katiaf — fĂźt Natalia Nikolaievna aux bonnes qui prĂ©paraient le lit ; et, comme en passant, elle rĂ©para les cheveux Ă©bouriffĂ©s de sa fille. Sans s’arrĂȘter et sans se hĂąter, Natalia Nikolaievna rangeait les objets, et, au retour de son mari et de son fils, tout Ă©tait prĂȘt. Il n’y avait plus de coffres dans les chambres ; dans la chambre Ă  coucher de Pierre tout Ă©tait comme pendant des dizaines d’annĂ©es Ă  Irkoutsk robe de chambre, pipes, tabatiĂšre, l’eau sucrĂ©e, l’Évangile qu’il lisait le soir. MĂȘme, la petite icĂŽne Ă©tait accrochĂ©e prĂšs du lit, sur la tapisserie luxueuse des chambres de Chevalier qui n’employait pas cet ornement. Mais ce soir-lĂ , il apparut dans toutes les chambres du troisiĂšme appartement de l’hĂŽtel. Natalia Nikolaievna songea alors Ă  elle-mĂȘme elle rectifia son col et ses manchettes, propres malgrĂ© le voyage, se peigna, puis s’assit devant la table. Ses beaux yeux noirs Ă©taient fixĂ©s quelque part, loin; elle regardait et se reposait. Elle semblait se reposer non seulement de l’installation, LES DÉCEMBRISTES 229 non seulement du voyage, non seulement des dures et longues annĂ©es, mais de toute la vie, et ce lointain qu’elle'regardait et oĂč se prĂ©sentaient Ă  elle des visages vivants, aimĂ©s, Ă©tait ce repos qu’elle dĂ©sirait. Était-ce l’acte d’amour accompli pour son mari, son amourpour les enfants quand ils Ă©taient petits, Ă©tait-ce dĂ» Ă  une perte grave ou Ă  la particularitĂ© de son caractĂšre, mais chacun en voyant cette femme devait comprendre qu’il n’y avait plus rien Ă  attendre d’elle, que depuis longtemps elle avait tout donnĂ© Ă  la vie et qu’il ne lui restait plus rien. Il restait en elle quelque chose de beau, triste, digne de respect, comme un souvenir, comme un clair de lune. On ne pouvait se la reprĂ©senter autrement qu’entourĂ©e du respect et de tout le confort de la vie. Il ne pouvait lui arriver d’avoir faim et de manger gloutonnement, d’avoir du linge sale, de tomber, d’oublier de se moucher. Avec elle, c’était matĂ©riellement impossible. Pourquoi? Je ne sais, mais chacun de ses mouvements Ă©tait, pour qui les pouvait voir, plein de majestĂ©, de grĂące, de charme... Sie pflegen and weben Himmlische Rosen ins irdische Leben 1 . Elle connaissait ces vers et les aimait; mais ils 1 Elles soignent et tissent, pour la vie terrestre, des roses belles comme celles des cieux. Schiller. 230 LES DÉCEKBRÎSTES ne guidaient pas sa vie. Toute sa nature Ă©tait l’expression de cette idĂ©e, toute sa vie Ă©tait en l’apport inconscient de roses invisibles dans la vie de tous ceux qu’elle rencontrait. Elle avait suivi son mari en SibĂ©rie uniquement parce qu’elle l’aimait. Elle ne pensait pas Ă  ce qu’elle pouvait faire pour lui et, sans y penser, elle faisait tout. Elle lui faisait son lit, arrangeait ses affaires, lui prĂ©parait le dĂźner et le thĂ©, et surtout, elle Ă©tait toujours avec lui et aucune femme ne pouvait donner Ă  son mari plus de bonheur. Le samovar Ă©tait sur la table ronde du salon. Na- taliaNikolaievna Ă©tait assise devant. Sonia fronçait les sourcils et souriait sous la main de sa mĂšre qui la chatouillait, quand le pĂšre et le fils entrĂšrent dans la chambre avec le bout des doigts plissĂ©s, les joues et le front luisants surtout le crĂąne blanc du pĂšre, les cheveux blancs et noirs soyeux. — Il fait plus clair depuis que vous ĂȘtes entrĂ©s, dit Natalia Nikolaievna. — Mes aĂŻeux ! Comme tu es blanc! —Elle disait cela chaque samedi, depuis des dizaines d’annĂ©es, et chaque samedi ces mots faisaient Ă©prouver Ă  Pierre de la gĂȘne et du plaisir. Ils s’assirent autour de la table et ce fut l’odeur du thĂ© et de la pipe, les voix des enfants, des parents, des domestiques qui, dans la mĂȘme chambre, recevaient leur tasse. On se rappelait les incidents drĂŽles arrivĂ©s en route, on admirait la coiffure de Sonia, on riait. LES DÉCEMBRISTES 231 GĂ©ographiquement ils Ă©taient transportĂ©s Ă  cinq mille ventes, dans un milieu tout diffĂ©rent, Ă©tranger, mais moralement, ce soir, ils Ă©taient encore chez eux, tels que les avait façonnĂ©s une vie de famille particuliĂšre, longtemps isolĂ©e. Demain ce sera dĂ©jĂ  autrement. Piotr Ivanovitch s’assit prĂšs du samovar et alluma sa pipe. Il n’était pas gai. — Eh bien, nous sommes arrivĂ©s, — dit-il, — et je suis heureux de ne voir personne ce soir, la derniĂšre soirĂ©e que nous passerons encore en famille. AprĂšs ces paroles il avala une grande gorgĂ©e de thĂ©. — Pourquoi la derniĂšre, Pierre? — Pourquoi ? parce que les aiglons ont appris Ă  voler. Ils doivent faire leur nid eux-mĂȘmes, et, d’ici, ils s’envoleront chacun de leur cĂŽtĂ©... — Quel enfantillage, — dit Sonia en lui prenant son verre et souriant de son sourire coutumier. — Le vieux nid est superbe. — Le vieux nid est un triste nid. Le vieux n’a pas pu le construire ; il est tombĂ© en cage. C’est dans la cage qu’il a eu ses petits et on l’a laissĂ© partir seulement quand ses ailes le portaient mal. Non, les aiglons doivent se faire un nid plus haut, meilleur, plus prĂšs du soleil. Ils ont des enfants pour que l’exemple leur serve. Et le vieux, tant qu’il ne sera pas aveugle, regardera et quand il le deviendra, il Ă©coutera... Verse du rhum ; encore, encore, assez. 232 LES DÉCEMBRISTES — Nous verrons lesquels abandonneront les autres, — rĂ©pondit Sonia en jetant un regard rapide sur sa mĂšre, comme si elle avait honte de parler devant elle. — Nous verrons qui abandonnera les autres. Je ne le crains ni pour moi ni pour SĂ©rioja ! Serge marchait dans la chambre et se demandait comment faire pour le costume qu’il devait se commander le lendemain aller chez le tailleur ou le faire venir? La conversation de Sonia avec son pĂšre ne l’intĂ©ressait pas ! Sonia rit. — Qu’as-tu ? Quoi? — demanda le pĂšre. — Tu es plus jeune que nous, papa. Oui, beaucoup plus jeune. — Elle rit de nouveau. — Comment ! — fit le vieux ; et ses rides sĂ©vĂšres se plissaient dans un sourire tendre et Ă  la fois dĂ©daigneux. Natalia NikolaĂŻevna se pencha d’un cĂŽtĂ© du samovar qui l’empĂȘchait de voir son mari. — Sonia a raison. Tu as toujours seize ans, Pierre. SĂ©rioja est plus jeune de sentiments, mais dans l’ñme tu es plus jeune que lui. Je peux prĂ©voir ce qu’il fera, mais toi, tu peux encore m’étonner. Le vieux acquiesçait-il Ă  cette remarque, en Ă©tait-il flattĂ©, mais il ne savait que rĂ©pondre, et, en silence, il fuma, but du thĂ©. Ses yeux seuls brillaient. SĂ©rioja, avec l’égoĂŻsme habituel de la jeunesse, s'intĂ©ressa Ă  la conversation au moment oĂč LES DÉCEMBRISTES 233 il Ă©tait en jeu ; il affirma ĂȘtre en effet plus vieux, et que l’arrivĂ©e Ă  Moscou et la nouvelle vie qui s’ouvrait devant lui ne le rĂ©jouissaient nullement, qu’il rĂ©flĂ©chissait tranquillement et prĂ©voyait l’avenir. — Quand mĂȘme c’est la derniĂšre soirĂ©e — rĂ©pĂ©ta Piotr Ivanovitch, — demain ce ne sera plus pareil. Il se versa encore du rhum et longtemps encore resta assis devant la table Ă  thĂ©, avec l’air de vouloir dire beaucoup, mais de manquer d’auditeurs. Il approcha le rhum, mais sa fille, en cachette, emporta la bouteille. II Quand M. Chevalier, qui Ă©tait montĂ© pour installer ses hĂŽtes, rentra chez lui, il communiqua ses rĂ©flexions sur les nouveaux venus Ă  la compagne de sa vie, qui, en dentelles et en soie, Ă©tait assise, Ă  la mode parisienne, devant le bureau ; quelques assidus de l’établissement Ă©taient dans la mĂȘme piĂšce. Serge, Ă©tant en bas, avait remarquĂ© cette chambre et ses hĂŽtes. Vous aussi l’avez sans doute remarquĂ©e si vous ĂȘtes allĂ© Ă  Moscou. Si vous ĂȘtes un homme modeste ne connaissant pas Moscou, si vous ĂȘtes en retard pour dĂźner, si vous Ă©tant trompĂ© dans vos calculs sur les hospitaliers Moscovites, vous pensiez ĂȘtre invitĂ© Ă  dĂźner et ne l’avez pas Ă©tĂ©, ou tout simplement si vous voulez dĂźner dans le meilleur hĂŽtel, vous entrez dans le vestibule. Trois ou quatre valets s’élancent. L’un d’eux vous ĂŽte votre pelisse et vous fĂ©licite pour la nouvelle annĂ©e, pour le carnaval LES DÉCEMBRISTES 235 ou pour l’arrivĂ©e, ou tout simplement remarque qu’on ne vous a pas vu depuis longtemps, bien que vous n’ayez jamais Ă©tĂ© dans cet Ă©tablissement. Vous entrez, et la premiĂšre chose qui vous saute aux yeux, c’est la table garnie, comme il vous semble, d’une quantitĂ© innombrable de plats appĂ©tissants. Mais ce n’est qu’une illusion d’optique, car la plus grande place est occupĂ©e par les faisans emplumĂ©s, des langoustes vivantes, de -petites boĂźtes de parfums et de pommades, des fioles, des cosmĂ©tiques, des bonbons. Seulement, au bord de la table, aprĂšs avoir bien cherchĂ©, vous trouvez de l’eau-de-vie, un morceau de pain beurrĂ©, avec des petits poissons, sous un garde-mouches tout Ă  fait inutile Ă  Moscou au mois de dĂ©cembre, mais tout Ă  fait semblable Ă  ceux qu’on emploie Ă  Paris. Plus loin, en face de la table, vous voyez une chambre, lĂ  un bureau devant lequel est assise une Française au visage rĂ©pugnant mais avec des manchettes immaculĂ©es et une jolie robe Ă  la mode. PrĂšs de la Française vous verrez un officier en uniforme dĂ©boutonnĂ© qui boit de l’eau-de-vie, un civil qui lit le journal et des jambes quelconques, militaires ou civiles, qui se reposent sur la chaise de velours, et vous entendrez une conversation française et de grands Ă©clats de rire plus ou moins naturels. Si vous dĂ©sirez savoir ce qui se fait dans 236 LES DÉCEMBRISTES cette chambre je tous conseille de n’y pas entrer, mais d'y jeter un regard dĂ©robĂ©, en faisant semblant de prendre une tartine. Autrement vous seriez bien gĂȘnĂ© du silence interrogateur et des regards que fixeraient sur vous les habituĂ©s qui sont dans la chambre, et sans doute que, par gĂȘne, vous iriez bien vite Ă  une des tables de la grande salle ou dans le jardin d’hiver. Personne ne vous empĂȘcherait de faire cela ; les tables sont pour tout le monde, et lĂ -bas, dans la solitude, vous pourriez appeler le garçon et commander autant de truffes qu’il vous plairait. La salle oĂč estla Française existe pour la jeunesse dorĂ©e de Moscou privilĂ©giĂ©e, et il n’est pas si facile qu’il vous semble d’ĂȘtre des Ă©lus. En entrant dans cette chambre, M. Chevalier apprit Ă  sa femme que le monsieur de la SibĂ©rie Ă©tait trĂšs ennuyeux, que son fils et sa fille Ă©taient de braves jeunes gens, tels qu’on peut seulement les Ă©lever en SibĂ©rie. — Si vous voyiez la fille, quelle rose ! — Oh! il aime les petites filles fraĂźches, ce vieux, — dit un des hĂŽtes qui fumait le cigare. Naturellement la conversation Ă©tait en français, mais je la transcris en russe, ce que je ferai toujours au cours de cette histoire. — Oui, je les aime beaucoup ! — rĂ©pondit M. Chevalier. — Les femmes, c’est ma passion. Vous ne le croyez pas? LES DÉCEMBRISTES 237 — Vous entendez, madame Chevalier, — s’écria un gros officier de Cosaques, dĂ©biteur de l’établissement, et qui aimait Ă  causer avec le patron. — Oui, voilĂ , il partage mon goĂ»t, — dit Chevalier en tapant sur l’épaule du gros officier. — Est-elle vraiment belle, cette SibĂ©rienne ? Chevalier rĂ©unit le bout de ses doigts etlesbaisa. Puis entre les hĂŽtes, la conversation prit un tour confidentiel et trĂšs gai. 11 s’agissait du gros. Il Ă©coutait en souriant ce qu’on disait de lui. — Peut-on avoir un goĂ»t aussi pervers ! — s’écria quelqu’un en riant. — Mademoiselle Clarisse!! Vous savez que chez les femmes, Strou- zov prĂ©fĂšre les cuisses. Bien quelle ne comprĂźt pas le sel de cette rĂ©flexion, mademoiselle Clarisse, au bureau, Ă©clata de rire autant que le lui permettaient ses mauvaises dents et son Ăąge respectable. — Est-ce la demoiselle de SibĂ©rie qui lui inspire ce goĂ»t ? — Et tous de rire encore plus. M. Chevalier lui-mĂȘme pouffait de rire. 11 ajouta — Ce vieux coquin ; et il tapa sur la tĂšte et sur l’épaule de l’officier de Cosaques. — Mais qui sont ces SibĂ©riens? Des industriels ou des marchands? — demanda l’un des messieurs quand le rire s’interrompit. — Nikita! demandez le passeport du monsieur qui vient d’arriver, — dit M. Chevalier. Nous, l’empereur Alexandre... » se mit Ă  lire 238 LES DÉCEMBRISTES M. Chevalier quand on lui apporta le passeport. Mais l’officier de Cosaques lui arracha le papier et son visage exprima soudain de l’étonnement. — Eh bien! devinez qui c’est? Vous tous le connaissez au moins de nom. — Mais comment peut-on deviner ? montre. Eh bien ! Abd-el-Kader ! Ah ! ali ! ah ! Cagliostro !... Pierre III ! Ah ! ali ! ah ! — Eh bien, lis donc. L’officier de Cosaques dĂ©plia le papier et lut Ex-prince Piotr Ivanovitch... » et il lut un de ces noms russes que chacun connaĂźt et prononce avec un certain respect mĂȘlĂ© de plaisir, quand on parle delĂ  personne qui porte ce nom comme d’une personne proche ou connue. Nous l’appellerons Labazov. L’officier de Cosaques se rappelait vaguement que ce Pierre Labazov avait Ă©tĂ© cĂ©lĂšbre par quelque chose en 23, qu’il avait Ă©tĂ© condamnĂ© aux travaux forcĂ©s. Mais, par quoi Ă©tait-il cĂ©lĂšbre, ilne le savait pas bien. Parmi les autres, personne ne le savait, et ils rĂ©pondirent — Ah, oui, il est connu ! » comme ils auraient dit Comment donc, connu, oui, connu ! » de Shakespeare, auteur de Y EnĂ©ide. Mais ils Ă©taient mieux renseignĂ©s parce que le gros leur expliqua que c’était le frĂšre du prince Ivan, l’oncle des Tchikine, de la comtesse Prouk; en un mot qu’il Ă©tait connu..» — Il est probablement trĂšs riche s’il est le frĂšre du prince Ivan, et si on lui a rendu sa fortune, — LES DÉCEMBRISTES 239 remarqua l’un des jeunes. — On l’a rendue Ă  quelques-uns. — Combien de ces dĂ©portĂ©s sont dĂ©jĂ  de retour ? remarqua un autre. —11 semble vraiment qu’il en est plus retournĂ© que parti. JikinskĂŻ, raconte-nous cette histoire du 18, demanda-t-il Ă  l’officier du gĂ©nie, qui avait la rĂ©putation d’un narrateur Ă©mĂ©rite. — Eh bien, raconte donc. — Tout d’abord, c’est un fait. Il s’est passĂ© lĂ , chez Chevalier, dans la grande salle. Trois dĂ©cern- bristes viennent pour dĂźner. Ils s’asseoient prĂšs d’une table, mangent, boivent, causent. En face d’eux, s’asseoit un monsieur entre deux Ăąges, Ă  l’air respectable , et il Ă©coute attentivement tout ce qu’ils disent de la SibĂ©rie. Il demande quelque chose; un mot amĂšne l’autre, il se met Ă  causer ; il rĂ©sulte qu’il vient aussi de la SibĂ©rie. — Vous connaissez Nertchinsk? — Comment donc !... j’y ai vĂ©cu. — Vous connaissez Tatiana Ivanovna ? — Gomment ne pas le connaĂźtre! — Permettez-moi de vous demander si vous Ă©tiez aussi dĂ©portĂ©? — Oui, j’ai eu ce malheur. Et vous? — Nous sommes tous dĂ©portĂ©s, pour le 14 dĂ©cembre. C’est Ă©trange que nous ne nous connaissions pas si vous ĂȘtes aussi du 14. Peut-on vous demander votre nom ? — FĂ©odorov, '240 LES DÉCEMBRISTES — Vous ĂȘtes aussi du 14? — Non, du 18. — Comment du 18 ? — Du 18 septembre. Pour une montre d’or ; on m’a accusĂ© de vol et j’ai souffert injustement. Tous Ă©clatĂšrent de rire, sauf le narrateur qui, de l’air le plus sĂ©rieux, regardait ses auditeurs et jurait que c’était une histoire vraie. AussitĂŽt aprĂšs le rĂ©cit, un des hĂŽtes de la jeunesse dorĂ©e se leva et partit au club. 11 traversa les salles pleines de tables de jeu, oĂč des vieillards jouaient au whist, la salle d’enfer, oĂč le cĂ©lĂšbre Poutchine » commençait sa partie contre la compagnie. » Il s’arrĂȘta quelque temps prĂšs de l’un des billards oĂč un petit vieux important avait peine Ă  faire sa bille. Il jeta un regard dans la bibliothĂšque lĂ  un gĂ©nĂ©ral lisait lentement, Ă  travers ses lunettes, un journal qu’il tenait loin ; et un jeune homme, invitĂ© , feuilletait toutes les revues en s'efforçant de ne pas faire de bruit. Le jeune muscadin s’assit sur un divan, dans la salle de billard, prĂšs des joueurs, qui appartenaient comme lui Ă  la jeunesse dorĂ©e. C’était un jour de gala, et il y avait beaucoup de messieurs, qui frĂ©quentaient toujours le club. Parmi eux, se trouvait Ivan Pavlovitch Pakhtine. C’était un homme de quarante ans, de taille moyenne, blanc, gros, de large carrure, la tĂšte chauve, le visage luisant, heureux, bien rasĂ©. Il ne jouait pas mais il LES DÉCEMBRISTES 241 Ă©tait assis prĂšs du prince D. qu’il tutoyait. Il ne refusait pas le verre de champagne qu’on lui offrait. 11 s’était si bien installĂ© aprĂšs le dĂźner, — il avait, sans qu’on l’eĂ»t remarquĂ©, Ă©largi la ceinture de son pantalon, — qu’il semblait pouvoir rester ainsi tout un siĂšcle, Ă  fumer le cigare, boire du champagne, en sentant la prĂ©sence trĂšs proche des princes, des comtes et des fils de ministres. La nouvelle de l’arrivĂ©e de Labazov rompit son calme. — OĂč vas-tu, Pakhtine ! — dit un fils du ministre qui remarqua, tout en jouant, que Pakhtine se levait, rajustait son gilet et, d’un seul trait, buvait son champagne. — Severnikov m’a demandĂ© — dit Pakhtine en sentant quelque faiblesse dans les jambes. — Eh bien, quoi ! tu iras? Anastasie ! Anastasie ! ouvre les portes. C’était une chanson tzigane alors Ă  la mode. — Peut-ĂȘtre, et toi ? — Moi je ne peux pas. Un vieillard mariĂ© ! — Va ! Pakhtine, en souriant, sortit dans la salle des glaces, chez Severnikov. Il aimait finir par une plaisanterie, et maintenant elle venait comme ça. — Eh bien, comment va la santĂ© de la comtesse? demanda-t-il en s’approchant de Severnikov qui ne l’avait pas du tout demandĂ©, mais qui, TolstoĂŻ. — vr. — Les DĂ©cembristes . 16 242 LES DÈCËMBRISTES d’aprĂšs des considĂ©rations propres Ă  Pakhtine, avait le plus grand besoin de connaĂźtre l’arrivĂ©e de Labazov. SevĂȘrnikov avait Ă©tĂ© uripeu mĂȘlĂ© au 14dĂ©cembre ; il Ă©tait l’ami de tous les dĂ©cembristes. La comtesse se portait mieux et Pakhtine s’en montrait trĂšs content. — Vous ne savez pas encore que Labazov est arrivĂ© aujourd’hui? Il s’est arrĂȘtĂ© chez Chevalier. — Que dites vous ! Nous sommes de vieux amis ! Comme je suis heureux ! Comme je suis heureux ! Je pense qu’il a vieilli, le pauvre! Sa femme aĂ©crit Ă  ma femme. Mais Severnikov ne dit pas ce qu’elle avait Ă©crit, car ses partenaires, qui avaient dĂ©clarĂ© le jeu sans atout, faisaient une faute. Tout en causant avec Ivan Pavlovitch, il leur jetait sans cesse des regards obliques. Et soudain, il se jetait vers la table et la frappait, pour prouver qu’il fallait jouer par sept. Ivan Pavlovitch se leva et, s’approchant d’une autre table, en passant, il glissa, dans la conversation, sa nouvelle Ă  un monsieur respectable. Il se leva de nouveau et fit de mĂȘme Ă  la troisiĂšme table. Tous les messieurs respectables Ă©taient enchantĂ©s du retour de Labazov, et quand Ivan Pavlovitch revint dans la salle de billard, lui qui d’abord ne savait pas s’il fallait se rĂ©jouir de retour de Labazov, n’employait dĂ©jĂ  plus son exorde Sur le bal, sur l’article du Mes- LES DÉCEMBRISTES 243 sciger, sur la santĂ© et le temps, mais commençait ex abrupto Ă  annoncer avec enthousiasme l'heureux retour du cĂ©lĂšbre dĂ©cembriste. Le petit vieux, qui essayait toujours en vain de pousser la boule blanche, devait, selon Pakhtine, ĂȘtre particuliĂšrement heureux de la nouvelle. Il s’approcha de lui. — Vous jouez bien, Votre Haute Excellence ! dit-il pendant que le petit vieux lançait sa queue dans le gilet rouge du marqueur, en exprimant par cela son dĂ©sir qu’il y mĂźt de la craie. VotrĂš Haute Excellence » n’était point dit par batterie, comme on pourrait le penser non, ce n’était pas Ă  la mode en 1856; Ivan Pavlovitch appelait le petit vieux simplement par son prĂ©nom et celui de son pĂšre ; mais c’était dit ou pour railler ceux qui s’exprimaient ainsi, ou pour montrer, en plaisantant, que l'on savait Ă  qui l’on parlait. C’était dit un peu au sĂ©rieux, en gĂ©nĂ©ral c’était trĂšs fin. — J’ai appris tout Ă  l’heure. Piotr Labazov est arrivĂ©. Il vient tout droit de SibĂ©rie avec toute sa famille. Pakhtine prononçait ces paroles juste au moment oĂč le petit vieux manquait sa bille. Il n’avait pas de chance. — S’il est revenu aussi fou qu’il est parti, il n’y a pas de quoi s’en rĂ©jouir,—rĂ©pondit le petit vieux d’un air sombre, irritĂ© qu’il Ă©tait par sa malchance 244 LES DÉCEMBRISTES incomprĂ©hensible. Cette rĂ©flexion gĂȘna Ivan Pavlo- vitch. De nouveau il ne savait pas s'il fallait ou non se rĂ©jouir de l’arrivĂ©e deLabazov,et pour rĂ©soudre dĂ©finitivement cette question, il dirigea ses pas dans la salle oĂč les gens sages se rĂ©unissaient pour causer, oĂč l’on connaissait l’importance et le prix de chaque objet, en un mot oĂč l'on savait tout. Ivan Pavlovitch Ă©tait en aussi bonnes relations avec le groupe des sages qu’avec la jeunesse dorĂ©e et les grands personnages. Il est vrai qu'il n’avait pas de place marquĂ©e dans la chambre des sages, mais personne ne s’étonna quand il entra et s’assit sur le divan. . On s’occupait de savoir en quelle annĂ©e et Ă  quel propos avait Ă©clatĂ© une querelle entre deux journalistes russes. Ivan Pavlovitch profita d’un moment de silence pour placer sa nouvelle, non comme un Ă©vĂ©nement joyeux, mais comme une chose sansimportance, dite par hasard. Mais aussitĂŽt, Ă  la façon dont les sages » j’emploie le mot sages comme surnom des habituĂ©s de la chambre des sages accueillirent la nouvelle et se mirent Ă  la discuter, Ivan Pavlovitch comprit aussitĂŽt qu’elle Ă©tait prĂ©cisĂ©ment ici Ă  sa place, qu'ici seulement elle prendrait l’ampleur nĂ©cessaire pour aller plus loin, et qu’ici seulement il pourrait savoir a quoi s'ex tenir. - — Il ne manquait que Labazov, — dit un des sages. — Tous les dĂ©cembristes restĂ©s vivants sont de retour en Russie. LES DÉCEMBRISTES 245 — C’était un des glorieux. — dit Pakhtine encore d’un ton interrogateur, prĂȘt Ă  tourner ces mots en plaisanterie ou au sĂ©rieux. — Comment donc! Labazov Ă©tait un des hommes les plus remarquables de ce temps, — commença un sage » — En 1819, Ă©tant lieutenant du rĂ©giment SĂ©mĂ©novsky, il fut envoyĂ© Ă  l’étranger avec des dĂ©pĂȘches pour le duc Z.... Puis il revint et en vingt-quatre heures Ă©tait reçu dans la premiĂšre loge maçonnique. Tous les maçons de ce temps se rĂ©unissaient chez D... et chez lui. Il Ă©tait trĂšs riche. Le prince G..., Teodor D... et Ivan P... Ă©taient ses plus inlimes amis. Son oncle, le prince Yissarion, pour Ă©loigner le jeune homme de cette sociĂ©tĂ©, l’emmenaĂ  Moscou. — Excusez, NikolaĂŻ Stepanovitch, — interrompit un autre sage », — il me semble que c’était en 23 1823, parce que Yissarion Labazov Ă©tait nommĂ© commandant du 3 e corps d’armĂ©e en 24, et Ă©tait Ă  Yarsovie. Il le fit nommer son aide de camp, et c'est aprĂšs son refus qu’il l’emmena Ă  Moscou. Mais, je vous demande pardon, je vous ai interrompu. — Mais non, continuez, s’il vous plaĂźt. — Non. Je vous en prie. — Non, faites. Yous devez le savoir mieux que moi, et, en outre, vous avez donnĂ© ici des preuves suffisantes de votre mĂ©moire et de votre savoir. 246 LES DÉCEMBRISTES — A Moscou, contre le dĂ©sir de son oncle, il prit sa retraite, — continua celui dont la mĂ©moire et le savoir Ă©taient prouvĂ©s. — LĂ  bas une seconde sociĂ©tĂ© se forma autour de lui ; il en Ă©tait le promoteur, le cƓur si l'on peut s’exprimer ainsi. Il Ă©tait riche-, beau, intelligent, instruit, et, dit-on, tout Ă  fait aimable. Sa tante me disait encore qu’elle ne connaissait pas d’homme plus charmant. Et voilĂ , quelques mois avant la rĂ©volte, il Ă©pousait mademoiselle Krinskaia. — La fille de Nicolas KrinskĂŻ, celui qui Ă©tait Ă  Borodino... En un mot, connu, — interrompit quelqu’un. — Oui, oui. Son Ă©norme fortune lui reste, mais son domaine familial est allĂ© Ă  son frĂšre cadet, au prince Ivan, qui est maintenant Oberhauf Kafer- meister il a prononcĂ© quelque chose en ce genre et qui a Ă©tĂ© ministre. — Le mieux, c’est son acte envers son frĂšre, continua le narrateur. Quand on a perquisitionnĂ© chez lui, la seule chose qu’il ait rĂ©ussi Ă  dĂ©truire ce furent les lettres et les papiers de son frĂšre. — Son frĂšre Ă©tait-il compromis ? Le narrateur ne prononça pas oui, » mais agita les lĂšvres et cligna des yeux avec importance. — Ensuite, pendant tous les interrogatoires, Pierre Labazov nia tout ce qui touchait son frĂšre ; c’est pourquoi il a souffert plus que les autres. Mais le mieux, c’est que le prince Ivan a eu LES DÉCEMBRISTES 247 tous les biens et n’a pas donnĂ© un sou Ă  son frĂšre. — On a dit que Pierre Labazov avait lui-mĂȘme refusĂ© tout — dit quelqu’un. — Oui, mais il refusa parce que le prince Ivan lui Ă©crivit, avant le couronnement, et s’excusa en disant que s'il ne le prenait pas, alors le domaine serait saisi, qu’il avait des enfants et des dettes, et que, maintenant, il ne pouvait rien rendre. Pierre Labazov rĂ©pondit par ces deux lignes Tsi moi, ni mes hĂ©ritiers n’avons ni ne voulons avoir aucun droit sur le domaine que vous a donnĂ© la loi » et rien de plus. Hein ? Le prince a avalĂ© et, enchantĂ©, il enferma ce document avec les billets Ă  ordre dans une cassette et ne les a montrĂ©s Ă  personne. Une des particularitĂ©s de la chambre des sages c’était que ses membres savaient, quand ils le voulaient savoir, tout ce qui se faisait au monde, de quelque secret que ce fĂ»t entourĂ©. — Ça c’est une question, fit un nouvel interlocuteur. Serait-il juste d’enlever aux enfants du prince Ivan une fortune Ă  laquelle ils sont habituĂ©s et qu’ils croient lĂ©gitime ? La conversation Ă©tait ainsi transportĂ©e dans les rĂ©gions abstraites qui n’intĂ©ressaient pas Pakhtine. Il sentait le besoin de communiquer la nouvelle Ă  d’autres gens. Il se leva et traversa lentement les salles en causant Ă  droite et Ă  gauche. Un de ses 248 LES DÉCEMBRISTES camarades l’arrĂȘta pour lui communiquer la nouvelle de l’arrivĂ©e de Labazov. — Qui ne le sait pas! — rĂ©pondit Ivan Pavlo- vitch avec un sourire calme, en se dirigeant vers la sortie. La nouvelle avait dĂ©jĂ  fait son tour et lui revenait. Au club, il n’y avait plus rien Ă  faire. Il partit Ă  une soirĂ©e. Ce n’était pas une soirĂ©e par invitations, mais un salon oĂč l’on recevait chaque jour. Il y avait huit dames et un vieux colonel et tous s’ennuyaient mortellement. Rien que l’allure rĂ©solue et le visage souriant de Pakhtine rĂ©jouirent les dames et les demoiselles. La nouvelle Ă©tait d’autant plus Ă  propos que la vieille comtesse Fuchs et sa fille Ă©taient lĂ . Pendant que Pakhtine rĂ©pĂ©tait presque mot Ă  mot tout ce qu’il avait entendu dans la chambre des sages, madame Fuchs hochait la tĂȘte, s’étonnait de sa vieillesse et commençait Ă  se rappeler ses sorties avec Natalia Krivskaia, maintenant madame Labazov. — Son mariage est un vrai roman, et tout s’est passĂ© sous mes yeux. Natalie Ă©tait presque fiancĂ©e Ă Miatline, plus tard tuĂ© en duel par DĂ©bra. Mais Ă  cette Ă©poque Pierre vint Ă  Moscou, il s’éprit d’elle et la demanda en mariage. Le pĂšre penchait fort pour Miatline, en gĂ©nĂ©ral, on avait peur de Labazov comme d’un franc-maçon ; il refusa. Seule- LES 249 ment le jeune homme continua Ă  la voir au bal, partout; il se lia d’amitiĂ© avec Miatline et lui demanda de renoncer Ă  son mariage. Miatline accepta. Il lui proposa un enlĂšvement Elle y consentit, mais au dernier moment la conversation se passait en français, elle alla trouver son pĂšre, lui dit que tout Ă©tait prĂȘt pour la fuite, qu’elle pourrait le quitter, mais qu’elle espĂ©rait en sa magnanimitĂ©. En effet, le pĂšre lui pardonna; tous intervinrent en sa faveur, et il donna son consentement. VoilĂ  comment s’est fait son mariage. Et c’était un mariage gai ! Qui de nous pouvait penser qu’un an aprĂšs elle le suivrait en SibĂ©rie! Elle, une fille unique, la plus riche, la plus belle de ce temps ! L’empereur Alexandre la remarquait toujours au bal et dansait souvent avec elle. Chez la comtesse G..., il y avait un bal costumĂ©, je me le rappelle comme si c’était d’hier elle Ă©tait en Napolitaine et elle Ă©tait admirablement belle. Chaque fois qu’il venait Ă  Moscou, il demandait Que fait la belle Napolitaine? Et, tout Ă  coup, cette femme, dans sa position elle accoucha en route, n’hĂ©site pas un moment, ne prĂ©pare rien, ne fait pas de malle, et telle quelle, quand on mari, partit avec lui pour cinq mille vers tes. — Oh ! c’est une femme sublime ! — dit la maĂźtresse du logis. — Tous deux Ă©taient des gens rares ! — fit une 250 LES DÉCEMBRISTES autre dame. — On m’a racontĂ©, je ne sais pas si c’est vrai, qu’en SibĂ©rie, partout oĂč ils travaillaient, dans les mines, ou, comme appelle-t-on cela ? les forçats qui Ă©taient avec eux se corrigeaient. . — Mais elle n’a jamais travaillĂ© aux mines, — objecta Pakhtine, — Que se passait-il en 56? Trois ans auparavant personne ne pensait aux Labazov, et se les rappelait-on, c’était avec ce sentiment de peur qu’on Ă©prouve en parlant de ceux qui sont morts rĂ©cemment. Et maintenant, avec quelle vivacitĂ© l’on se rappelait toutes les anciennes relations, toutes les belles qualitĂ©s, et chacune des dames tirait dĂ©jĂ  ses plans pour accaparer les Labazov et en rĂ©galer ses invitĂ©s. — Leurs enfants, un fils et une fille, sont avec eux, — dit Pakhtine. — S’ils sont aussi beaux qu’était leur mĂšre ! — dit la comtesse Fuchs. — Du reste le pĂšre aussi Ă©tait trĂšs beau. — Gomment ont-ils pu Ă©lever leurs enfants lĂ -bas? — dit la maĂźtresse du logis. — On dit qu’ils sont trĂšs bien Ă©levĂ©s. On dit que le jeune homme est aussi bien, aussi aimable, aussi instruit que s’il avait Ă©tĂ© Ă©levĂ© Ă  Paris. — Je prĂ©dis un grand succĂšs Ă  la jeune fille, — fit un jeune laideron, — toutes ces dames de SibĂ©rie ont quelque chose de vulgaire et d’agrĂ©able mais qui plaĂźt beaucoup. LES DÉCEMBRISTES 251 — Oui, oui, — dit une autre jeune fille. — C’est un riche parti de plus, — ajouta une troisiĂšme. Un vieux colonel, d’origine allemande, qui trois ans avant Ă©tait allĂ© Ă  Paris pour Ă©pouser une femme riche, dĂ©cidait de faire au plus vite sa demande avant que les jeunes gens fussent au courant. Les jeunes filles et les dames pensaient la mĂȘme chose au sujet du jeune homme arrivant de SibĂ©rie. C’est probablement mon affaire !» pensait une jeune fille qui allait en vain dans le monde depuis huit ans. C’est sans doute pour le mieux que ce sot cavalier-garde ne m’ait pas demandĂ©e en mariage. J’aurais Ă©tĂ© sĂ»rement malheureuse ! » — Eh bien ! elles seront toutes jaunes de dĂ©pit, quand il s’éprendra de moi », se disait une jeune et belle dame. On parle de la province, des petites villes, la haute sociĂ©tĂ© est bien pire. LĂ -bas il n’y a pas de nouveaux personnages, mais la sociĂ©tĂ© est prĂȘte Ă  recevoir tout nouveau personnage, s’il en parait. Et ici, c’est rarement, comme maintenant les Labazov, qu’on est reconnu appartenir au cercle et qu’on y est admis. Mais la sensation produite par ces nouveaux personnages est plus forte que dans une ville de province. III — Moscou ! Moscou ! ville aux murs blancs ! — s’exclamait Piotr Ivanovitch en se frottant les yeux, le matin, et en Ă©coutant les sons des cloches qui se rĂ©pandaient dans la petite rue GazetnĂŻ. Rien ne ressuscite si fortement le passĂ© que les sons, et ceux des cloches de Moscou, unis Ă  la vue des murailles blanches et au bruit des roues lui rappelaient vivement, non seulement ce Moscou qu’il connaissait trente-cinq ans avant, mais ce Moscou avec le Kremlin, les palais, les Ivan, etc., qu’il portait dans son cƓur. Et il ressentait une joie enfantine d’ĂȘtre Russe, d’ĂȘtre Ă  Moscou. La robe de chambre de Boukhara, dĂ©boutonnĂ©e sur la large poitrine couverte d’une chemise d’indienne, la pipe d'ambre, le valet aux pas Ă©touffĂ©s, le thĂ©, l’odeur du tabac, la voix forte, entrecoupĂ©e dun homme dans la chambre de Chevalier, les baisers du matin, les voix de la fille et du fils parurent LES DÉCEMBRISTES 253 Ă  lui ; le dĂ©cembriste Ă©tait chez lui comme il Ă©tait Ă  Irkoutsk et comme il serait Ă  New-York ou Ă  Paris. Avec quel plaisir je voudrais prĂ©senter au lecteur le hĂ©ros de dĂ©cembre, supĂ©rieur Ă  toutes les faiblesses, mais, pour la vĂ©ritĂ©, je dois avouer que Piotr lvanovitch se rasait, se peignait et se regardait dans le miroir avec un soin particulier. Il Ă©tait mĂ©content de l’habit, mal confectionnĂ© en SibĂ©rie et, par deux fois, il le boutonna et le dĂ©boutonna. Natalia Nikolaievna entra dans le salon avec un froufrou de sa robe de moire noire ; les manches et les rubans de son bonnet n’étaient pas Ă  la derniĂšre mode, mais si bien arrangĂ©s que non seulement ce n’était pas ridicule mais distinguĂ©. Les dames ont pour ces choses un sixiĂšme sens particulier et une perspicacitĂ© incomparable. Sonia Ă©tait aussi habillĂ©e de telle maniĂšre, que malgrĂ© un retard de deux ans sur la mode, on ne pouvait trouver rien Ă  redire. L'ajustement de la mĂšre Ă©tait sombre et simple, celui de la fille, clair et gai- SĂ©rioja venait seulement de s’éveiller. Ils partirent sans lui Ă  la messe. Le pĂšre et la mĂšre s’assirent au fond de la voiture, la fille en face. Yassili monta sur le siĂšge. La voiture de louage les mena au Kremlin. Quand ils descendirent, les dames rajustĂšrent leurs robes, Piotr lvanovitch donna le bras Ă  sa femme et, la tĂšte haute, se dirigea vers les portes de l’cglise. Beaucoup de marchands, 2o4 LES DÉCEMBRISTES d’officiers et des gens de toutes sortes ne pouvaient dĂ©finir leur qualitĂ©. Quel Ă©tait ce vieillard, bruni depuis longtemps, aux rides larges et droites d’un travailleur, rides particuliĂšres qui ne ressemblent pas Ă  celles acquises au club anglais, aux cheveux et Ă  la barbe blancs comme neige, au regard bon et fier, aux mouvements Ă©nergiques? Quelle Ă©tait cette dame, grande, Ă  l’allure imposante, aux yeux fatiguĂ©s, Ă©teints, grands et beaux? Quelle Ă©tait cette jeune fille fraĂźche, gracieuse, forte, mais ni mondaine, ni timide? Des marchands? non ; des Ă©trangers non plus ; des seigneurs ? On n’en connaissait pas de tels. Mais ce Sont des gens importants. Ainsi pensaient ceux qui les voyaient Ă  l’église, et, on ne sait pourquoi, ils leur cĂ©daient plus vite et plus volontiers le chemin qu’aux messieurs Ă  grosses Ă©paulettes. Piotr Ivanovitch se tenait Ă  l’église avec autant de majestĂ© qu’en y entrant ; il priait tranquillement, sans se distraire. Natalie Niko- laievna se mettait Ă  genoux avec grĂące, et, pendant le cantique des chĂ©rubins, elle tira son mouchoir et pleura beaucoup. Sonia semblait faire effort sur elle-mĂȘme pour prier; la priĂšre ne lui venait pas, mais elle ne se retournait pas et faisait respectueusement le signe de croix. Serge Ă©tait restĂ© Ă  la maison, d’une part parce qu’il avait beaucoup dormi, d’autre part parce qu’il ti’aimait pas aller Ă  la messe. Ses jambes se fati- LES DÊCEMBRISTES 255 guaient, et il ne comprenait nullement pourquoi, faire quarante verstes sur ses skiss n’était rien pour lui, tandis que rester debout pendant les douze Ă©vangiles, c’était pour lui le plus grand tourment physique; enfin il Ă©tait restĂ© parce qu’il sentait que le plus nĂ©cessaire pour lui c’était un habit neuf. Il s’habilla et alla au Pont des MarĂ©chaux. Il avait assez d’argent. Depuis qu’il avait vingt et un ans, son pĂšre avait adoptĂ© comme rĂšgle de lui donner tout l’argent qu’il voulait; il dĂ©pendait de lui de laisser son pĂšre et sa mĂšre sans argent. Comme je regrette ces deux cent cinquante roubles dĂ©pensĂ©s en vain dans les magasins de confections de Kountz ! Chacun des messieurs qui se croisĂšrent avec Serge l’eĂ»t renseignĂ© trĂšs volontiers et aurait considĂ©rĂ© comme un bonheur d’aller avec .lui pour commander un costume ; mais, comme il arrive toujours, il Ă©tait seul parmi la foule. En bonnet, il passa le Pont des MarĂ©chaux sans regarder les magasins ; arrivĂ© au bout, il ouvrit une porte et en sortit en frac marron Ă©troit on les portait larges, en pantalon noir large on les portait Ă©troits, dans un gilet de soie pointillĂ©e qu’aucun des messieurs qui frĂ©quentaient les salons particuliers, chez Chevalier, n’aurait laissĂ© porter Ă  son valet, et Serge avait achetĂ© encore beaucoup de choses pareilles. Kountz s’était Ă©tonnĂ© de la taille fine du jeune homme, et il di- 256 LES DÉCEMBRISTES sait Ă  tous n’en avoir jamais vu de pareille. SĂ©rioja savait que sa taille Ă©tait belle, mais les louanges d’un Ă©tranger comme Kountz le flattaient infiniment. Il sortit allĂ©gĂ© de deux cent cinquante roubles mais fort mal habillĂ©, si mal, que deux jours plus tard son habit devenait la propriĂ©tĂ© de Vassili et ne restait pour lui qu’un souvenir dĂ©sagrĂ©able. A l’hĂŽtel il descendit en bas, s’assit dans la grande salle, regarda aussi la chambre des habituĂ©s et commanda pour son dĂ©jeuner un menu si Ă©trange que le garçon mĂȘme en riait dans la cuisine. Puis il demanda une revue qu’il feignit de lire. Quand le valet, encouragĂ© par l’inexpĂ©rience du jeune homme, se mit Ă  l’interroger Va Ă  ta place! » lui rĂ©pondit SĂ©rioja en rougissant. Mais son accent avait tant de fiertĂ© que l’autre obĂ©it. La mĂšre, le pĂšre et la fille, de retour Ă  la maison, trouvĂšrent aussi son costume admirable. Vous rappelez-vous ce sentiment joyeux de l’enfance, quand, pour le jour de votre fĂȘte, on vous a bien habillĂ©, emmenĂ© Ă  la messe, et, qu’au retour, l’habit, le visage et l’ñme en fĂȘte, vous trouvez Ă  la maison des invitĂ©s et des joujoux. Vous savez qu’aujourd’hui vous n’aurez pas de classe, que mĂȘme les grands festoient, qu’aujourd’hui, c’est pour toute la maison, jour de repos et de plaisir. Vous savez que vous seul ĂȘtes cause de cette fĂȘte, et que, quoique vous puissiez faire, LES DÉCEMBRISTES 257 on vous pardonnera tout, et il vous semble Ă©trange que les gens de la rue ne fĂȘtent pas comme vos familiers. Les sons vous paraissent plus sonores, les couleurs plus vives ; en un mot, c’est le sentiment du jour de fĂȘte. C’est ce qu’éprouvait Piotr Ivano- vitch en revenant de l’église. Le colportage d’hier, de Pakhtine, n’était pas perdu. Au lieu de jouets, Piotr Ivanovitch trouvait Ă  la maison quelques cartes de visite de personnes importantes de Moscou qui, en 56, croyaient de leur devoir absolu de montrer le plus d’attention possible au cĂ©lĂšbre exilĂ© qu’ils n’auraient voulu voir pour rien au monde, trois ans avant. Aux yeux de Chevalier, du portier, des garçons d’hĂŽtel, les voitures qui venaient le matin pour Piotr Ivanovitch, dĂ©cuplĂšrent leur respect et leur amabilitĂ©. Tout cela Ă©tait pour Piotr Ivanovitch les cadeaux de fĂȘte. En dĂ©pit de l’expĂ©rience de la vie, en dĂ©pit de l’intelligence, l’expression de respect de la part des gens respectĂ©s par le grand nombre fait toujours plaisir Ă  l’homme. Piotr Ivanovitch avait la joie dans l’àme quand Chevalier, en s’inclinant, lui proposa un autre appartement, lui demanda d’ordonner tout ce qui lui plairait et lui affirma qu’il Ă©tait heureux de possĂ©der un tel hĂŽte que Piotr Ivanovitch, et quand il regarda les cartes de visite et les remettant dans le plateau, prononçait les noms du comte S..., du prince D..., etc. TolstoĂŻ. — vi. — Les DĂ©cembristes. 17 258 LES DÉCEMBRISTES Natalia Nikolaievna dĂ©clara qu’elle ne recevrait personne et qu’elle irait de suite chez Maria Iva- novna. Piotr Ivanovitch y consentit, malgrĂ© son dĂ©sir de causer avec beaucoup de visiteurs. Pakhtine fut le seul visiteur qui parvint Ă  lever la consigne. Si on avait demandĂ© Ă  Pakhtine pourquoi il Ă©tait allĂ© de Pretchistenka Ă  la petite rue GazetnĂ©, il n’aurait pu donner aucun motif, sauf celui d’aimer tout ce qui est nouveau et intĂ©ressant, c’est pourquoi il Ă©tait venu voir Piotr Ivanovitch comme une raretĂ©. On pourrait croire qu’un homme qui vient chez un inconnu avec cette seule raison dĂ»t ĂȘtre intimidĂ©, et, au contraire, c’étaient Piotr Ivanovitch, son fils et sa fille, qui Ă©taient gĂȘnĂ©s. Natalia Nikolaievna Ă©tait trop grande dame pour ĂȘtre gĂȘnĂ©e par quoi que ce fĂ»t. Le regard fatiguĂ© de ses beaux yeux noirs tombait tranquillement sur Pakhtine, et Pakhtine Ă©tait dispos, content de soi, gai, aimable comme toujours. Il Ă©tait un ami de Maria Ivanovna. — Ah! — fit Natalia Nikolaievna. — Pas un ami, il y a trop de diffĂ©rence d Ăąge, mais elle a toujours Ă©tĂ© bonne pour moi. —Depuis longtemps Pakhtine Ă©tait un admirateur de Piotr Ivanovitch, il connaissait ses compagnons. Il espĂ©rait pouvoir ĂȘtre utile aux voyageurs, il serait venu dĂšs hier, il n’en avait pas eu le temps et demandait qu’on l’excusĂąt. Puis il s’assit et parla longuement. LES DÉCEMBRISTES 259 — Oui, j’ai trouvĂ© beaucoup de changement en Russie, — dit Piotr Ivanovitch en rĂ©ponse Ă  sa question. DĂšs que Piotr Ivanovitch parlait, il fallait voir avec quelle attention et quel respect Pakhtine recueillait chacune des paroles du grave vieillard et comment, aprĂšs chaque phrase, parfois mĂȘme aprĂšs un mot, Pakhtine, d’un signe de tĂȘte, d’un sourire, d’un mouvement des yeux, laissait comprendre qu’il avait reçu ou acceptĂ© la phrase ou la parole mĂ©morable pour lui. Le regard fatiguĂ© approuvait cette manƓuvre; SergueĂŻ Petrovitch semblait avoir peur que les paroles de son pĂšre ne fussent pas assez importantespour l’attention de l’auditeur. Sophie PĂ©trovna, au contraire, souriait imperceptiblement, comme sourient les personnes qui ont remarquĂ© le ridicule de quelqu’un. Il lui semblait qu’on ne pouvait rien attendre de celui-ci, que c’était un Chuchka », comme elle et son frĂšre appelaient certaine catĂ©gorie de gens. Piotr Ivanovitch expliquait que pendant son voyage il avait remarquĂ© de grands changements qui le rĂ©jouissaient. On ne peut s’imaginer combien les paysans sont devenus supĂ©rieurs ; il y a en eux plus de conscience et de dignitĂ© », dit-il comme s’il rĂ©citait une vieille phrase. Et je dois vous dire que le peuple m’intĂ©resse surtout. Je suis d’avis que la force de la Russie n’est pas en nous mais dans le peuple », etc. 260 LES DÉCEMBRISTES Piotr Ivanovitch exposa avec son ardeur habituelle des pensĂ©es plus ou moins originales sur diverses questions importantes. Nous aurons encore l’occasion de les entendre avec plus de dĂ©veloppement. Pakhtine fondait de plaisir et tombait d’accord sur tout. — Il vous faut absolument faire connaissance avec les Axatov ; permettez-moi de vous les prĂ©senter, prince? Vous savez que son Ă©dition est maintenant autorisĂ©e. On dit que le premier numĂ©ro paraĂźtra demain. J’ai lu aussi son bel article sur la thĂ©orie de la science dans l’abstrait. C’est excessivement intĂ©ressant. Il y a aussi un article fort curieux 1’ Histoire de la Serbie au xi e siĂšcle », du cĂ©lĂšbre capitaine Karbovanietz. En gĂ©nĂ©ral, c’est un grand pas en avant. — Ah! vraiment ! fĂźt Piotr Ivanovitch ; mais on voyait que ces nouvelles ne l’intĂ©ressaient pas. Il ne connaissait mĂȘme pas les noms que citait Pakhtine pour ceux de personnes connues. Natalia Nikolaievna, sans nier la nĂ©cessitĂ© de connaĂźtre toutes ces personnes et l’état de choses, dĂ©clara, pour justifier son mari, qu’il recevait les revues trĂšs tardivement, mais qu’il lisait beaucoup trop. — Papa, allons-nous chez tante? — dit Sonia en entrant. — Oui, mais il faut dĂ©jeuner. Ne voulez-vous pas quelque chose? LES DÉCEMBRISTES 261 Pakhtine naturellement refusa, mais Piotr Iva- novitch, avec l’hospitalitĂ© propre aux Russes en gĂ©nĂ©ral, et Ă  lui en particulier, insista pour que Pakhtine prĂźt quelque chose, et lui-mĂȘme but un petit verre d’eau-de-vie et un verre de bordeaux. Pakhtine remarqua qu’au moment oĂč il versait le vin, Natalia Nikolaievna se dĂ©tournait comme par hasard, et que le fils regardait d’une façon particuliĂšre la main de son pĂšre. AprĂšs le vin, aux questions de Pakhtine qui lui demandait son opinion sur la nouvelle littĂ©rature, sur le nouveau courant d’opinions, sur la guerre, sur la paix Pakhtine savait, sans lien, unir et user dans une conversation les sujets les plus divers, Piotr Ivanovitch rĂ©pondit d’un coup par une profession de foi gĂ©nĂ©rale. Était-ce dĂ» au vin ou au sujet de conversation, mais il s’enflammait tant que des larmes se montraient dans ses yeux et que Pakhtine, enthousiasmĂ©, pleurait aussi, et, sans se gĂȘner, exprimait sa conviction que Piotr Ivanovitch Ă©tait maintenant beaucoup plus avancĂ© que tous les gens avancĂ©s et devait devenir le chef du parti. Les yeux de Piotr Ivanovitch s’animĂšrent. Il croyait aux paroles de Pakhtine, et il eĂ»t parlĂ© encore longtemps si Sophie PĂ©trovna n’eĂčt pas insistĂ© prĂšs de Aatalia Aikolaievna pour qu’elle prĂźt sa mantille, et n’avait remuĂ© elle-mĂȘme Piotr Ivanovitch. 11 se versa le reste du vin, mais Sophie PĂ©trovna le but. 262 LES DÉCEMBRISTES — Que fais-tu ? Je n’ai pas encore bu, papa, pardon. Il sourit. — Eh bien, allons chez Maria Ivanovna. Vous nous excuserez, monsieur Pakhtine. Piotr Ivanovitch sortit en portant haut la tĂšte. Dans le vestibule, il rencontra encore un gĂ©nĂ©ral qui venait faire visite Ă  son vieux camarade. Ils ne s’étaient pas vus depuis trente-cinq ans. Le gĂ©nĂ©ral Ă©tait dĂ©jĂ  sans dents et chauve. — Et toi tu es encore tout vert, — dit-il. — On voit que la SibĂ©rie est mieux que PĂ©tersbourg. Ce sont les tiens? PrĂ©sente-moi. Quel beau garçon, ton fils. Alors demain, pour dĂźner? — Oui, oui, sans faute. Sur le perron, ils rencontrĂšrent le cĂ©lĂšbre Tchi- khaev, une vieille connaissance aussi. — Comment avez-vous appris mon retour ? — Ce serait une honte pour Moscou de ne pas le savoir. C’est dĂ©jĂ  honteux qu’on ne vous ait pas rencontrĂ© aux remparts. OĂč dinez-vous ? Sans doute chez votre sƓur, Maria Ivanovna? Eh bien, c’est bon, j’irai aussi. Piotr Ivanovitch avait toujours l’air d’un homme orgueilleux pour ceux qui ne pouvaient voir, Ă  travers l’extĂ©rieur, sa bontĂ© incomparable et sa sensibilitĂ©, et maintenant mĂȘme, Natalia Vikolaievna admirait sa majestĂ© inaccoutumĂ©e. Sophie Petrovna souriait des yeux en le regardant. Ils arrivĂšrent LES DÉCEMBRISTES 263 chez Maria Ivanovna. Maria Ivanovna, de dix ans plus ĂągĂ©e que Piotr Ivanovitch, Ă©tait sa marraine. Elle Ă©tait vieille fille. Je raconterai plus tard pourquoi elle ne s’était pas mariĂ©e et comment avait passĂ© sa jeunesse. Depuis quarante ans, elle n’avait pas quittĂ© Moscou. Elle n’avait ni grand esprit, ni grosse fortune. Elle ne tenait pas aux relations, au contraire, et pourtant, il n’y avait personne qui ne l’estimĂąt. Elle Ă©tait si convaincue que tous devaient l’estimer, que tous la respectaient. Parfois quelques jeunes libertins de l’UniversitĂ© ne reconnaissaient pas son autoritĂ©, mais ils ne frondaient qu’en son absence. Elle n’avait qu’à entrer au salon, avec son port de reine, Ă  commencer sa conversation calme, Ă  sourire de son sourire tendre, et ils Ă©taient vaincus. Sa sociĂ©tĂ©, c’était tout'le monde. Elle tenait tout Moscou et se conduisait avec lui comme avec ses familiers. La jeunesse et les hommes intelligents frĂ©quentaient surtout chez elle. Elle n’aimait pas les femmes. Elle hospitalisait aussi des parasites des deux sexes que notre littĂ©rature a, on ne sait trop pourquoi, confondus dans un mĂȘme mĂ©pris avec l’habit hongrois et les gĂ©nĂ©raux. Mais Maria Ivanovna pensait que cela valait mieux pour M. Skopine, ruinĂ© au jeu, pour madame BiĂ©chĂ©va, chassĂ©e par son mari, de vivre chez elle que dans la misĂšre. Et elle les hĂ©bergeait. Les deux grandes passions dans la vie active de 264 LES DÉCEMBRISTES Maria Ivanovna, c’étaient ses deux frĂšres. Piotr Ivanovitch Ă©tait son idole, le prince Ivan sa haine. Elle n’était pas informĂ©e du retour de Piotr Ivanovitch. Elle arrivait de l’église et seulement maintenant prenait son cafĂ©. Le vicaire de Moscou, madame BiĂ©cheva et Skopine Ă©taient Ă  table. Marie Ivanovna leur parlait du jeune comte V..., fils de P... Z... qui Ă©tait revenu de SĂ©bastopol et dont elle Ă©tait amoureuse elle avait sans cesse des passions. Ce jour-lĂ  il devait dĂźner chez elle. Le vicaire se leva et salua. Maria Ivanovna ne le retint pas ; sous ce rapport elle Ă©tait libre-penseuse. Elle Ă©tait pieuse mais n’aimait pas les moines, et se moquait des dames qui courent aprĂšs eux, disant hardiment que, pour elle, les moines sont des pĂ©cheurs comme les autres, et qu’on peut faire son salut dans le monde mieux qu’au couvent. — Donnez l’ordre de ne recevoir personne, mon ami, dit-elle. J’écrirai Ă  Pierre. Je ne sais pourquoi il n’arrive pas. Natalia Nikolaievna est sans doute malade. Maria Ivanovna Ă©tait convaincue que Natalia Nikolaievna ne l’aimait pas et Ă©tait son ennemie. Elle ne pouvait lui pardonner ce fait, que ce n’était pas elle, la sƓur, qui avait donnĂ© sa fortune et Ă©tait partie en SibĂ©rie, mais Natalia Nikolaievna, et que son frĂšre s’était opposĂ© Ă©nergiquement Ă  sa proposition de le suivre. AprĂšs trente-cinq ans, LES DÉCEMBRISTES 265 parfois elle commençait Ă  croire son frĂšre qui affirmait que Natalia Nikolaievna Ă©tait la meilleure des femmes et son ange gardien. Et elle l’enviait, elle lui semblait une mauvaise personne. Elle se leva, passa au salon et s’apprĂȘtait Ă  aller dans son cabinet quand la porte s’ouvrit, et la tĂšte grise, ridĂ©e de madame BiĂ©cheva parut dans la porte avec l’expression d’une horreur joyeuse. — Ah ! prĂ©parez-vous, Maria Ivanovna ! — dit- elle. — Une lettre? — Non, davantage... — Mais avant qu’elle eĂ»t achevĂ© on entendit, dans l’antichambre, une haute voix d’homme. — Mais oĂč est-elle? Va, toi, Natacha. — C’est lui ! — prononça Maria Ivanovna. Et d’un pas large et ferme, elle s’approcha de son frĂšre. Elle les aborda comme si elle les avait vus la veille. — Quand es-tu arrivĂ©, et oĂč vous ĂȘtes-vous arrĂȘtĂ©s? Comment ĂȘtes-vous venus? En voiture? VoilĂ  ce que lui demandait Maria Ivanovna en passant avec lui au salon. Sans Ă©couter ses rĂ©ponses, elle regardait tantĂŽt l’un, tantĂŽt l’autre. Madame BiĂ©cheva Ă©tait Ă©tonnĂ©e de ce calme, de cette indiffĂ©rence et ne l’approuvait pas. Tous souriaient. Les interrogations cessĂšrent. Maria Ivanovna regarda sĂ©rieusement, en silence, son frĂšre. 266 LES DÉCEMBRISTES — Comment allez-vous ? — lui demanda Piotr Ivanovitch en lui serrant la main. Piotr Ivanovitch lui disait vous, et elle le tutoyait. Maria Ivanovitch regarda encore une fois la barbe blanche, la tĂȘte chauve, les dents, les rides, les yeux, le visage hĂ lĂ© et elle reconnaissait tout cela. — Voici ma Sonia. Mais elle ne se retournait"pas. — Comme tu es sot... — Sa voix s’entrecoupait. Elle saisit la tĂȘte chauve dans ses grandes mains blanches. Elle voulait dire Comme tu es sot de ne pas m’avoir prĂ©venue... » Mais ses Ă©paules et sa poitrine tremblaient, son visage de vieille grimaçait, et elle sanglota en serrant sur sa poitrine la tĂȘte chauve et rĂ©pĂ©tant Comme tu es sot de ne pas m’avoir prĂ©venue ». Piotr Ivanovitch ne paraissait pas un si grand homme, il ne paraissait pas si important qu’au perron de Chevalier. Il Ă©tait assis sur une chaise, la tĂȘte entre les mains de sa sƓur; son nez, aplati sur le corset, le chatouillait; ses cheveux Ă©taient Ă©bouriffĂ©s; des larmes emplissaient ses yeux. Mais il se sentait bien. AprĂšs cette premiĂšre effusion de larmes joyeuses, Maria Ivanovna comprit ce qui s’était passĂ© et commença Ă  regarder tout le monde. Cependant, plusieurs fois dans la journĂ©e, quand elle se rappelait ce qu’il Ă©tait autrefois, ce LES DÉCEMBRISTES 267 qu’elle Ă©tait autrefois et ce qu’ils Ă©taient maintenant tous deux, quand tout se dressait vivement Ă  son imagination les malheurs, la joie et l’amour d’autrefois, elle se levait et rĂ©pĂ©tait Comme tu es sot, PĂ©troucha ! Quel sot de ne pas m’avoir prĂ©venue ! » — Pourquoi n’ùtes-vous pas venus tout droit chez moi? Je pourrais vous loger, — dit-elle. — Au moins vous dĂźnerez chez moi. Tu ne t’ennuieras pas chez moi, SergueĂŻ; chez moi dĂźue un brave de SĂ©bastopol ! Et tu connais le fils de Nicolas Mi- khaĂŻlovitch ? C’est un Ă©crivain. 11 a Ă©crit lĂ -bas quelque chose de beau. Je ne l’ai pas lu mais on le loue, et c’est un charmant garçon, je l’inviterai aussi. Tchikhaiev voulait aussi venir. C’est un bavard, je ne l’aime pas. Il est allĂ© dĂ©jĂ  chez toi? Et Nikita, l’as-tu vu? Mais tout cela ne signifie rien. Qu’as-tu l’intention de faire? Qu’avez-vous? Et votre santĂ©, Nathalie? OĂč mettrons-nous ce jeune homme et cette belle ? Mais la conversation ne s’arrangeait pas. Avant le dĂźner, Nathalie Nikolaievna et ses enfants allĂšrent voir une vieille tante. Le frĂšre et la sƓur restĂšrent seuls, et il se mit Ă  exposer ses projets. — Sonia est grande, il faudra la sortir, alors nous vivrons Ă  Moscou, — dit Maria Ivanovna. — Jamais. — SĂ©rioja doit servir. 268 LES DÉCEMBRISTES — Jamais. — Tu es toujours aussi fou. — Mais elle aimait ce fou. — Il faut rester ici, puis aller Ă  la campagne et montrer tout aux enfants. — J’ai pour principe qu’il ne faut pas se mĂȘler aux affaires de famille ni donner de conseils, — dit Maria Ivanovna en calmant son Ă©motion. — J’ai toujours pensĂ© et je pense qu’un jeune homme doit servir; et maintenant plus que jamais. Tu ne sais pas, PĂ©troucha, ce qu’est la jeunesse d’à-prĂ©- sent, je les connais tous. Ainsi le fils du prince DmitrĂŻ il est tout Ă  fait perdu. Il est vrai que c’est de leur faute. Moi je ne crains personne, je suis vieille et je dis que ce n’est pas bien. Elle se mit Ă  parler du gouvernement. Elle Ă©tait mĂ©contente du trop de libertĂ© qu’on donnait Ă  tout le monde. Il n’y a qu’une seule chose de bien, c’est qu’on vous a laissĂ© partir. » Pierre voulait discuter mais avec Maria Ivanovna ce n’était pas comme avec Pakhtine ; ils ne pouvaient s’entendre. Elle s’emportait. — Eh bien ! qu’est-ce que tu dĂ©fends ! Est-ce Ă  toi de dĂ©fendre! Je vois que tu es toujours le mĂȘme fou. Piotr Ivanovitch se taisait avec un sourire qui montrait qu’il ne cĂ©dait- pas mais ne voulait pas discuter avec elle. — Tu souris. Nous savons tu ne veux pas dis- LES DÉCEMBRISTES 269 cuter avec moi, avec une femme, —fit-elle gaiement avec tendresse. Elle embrassait son frĂšre d’un regard fin, spirituel, qu’on ne pouvait attendre de son visage sĂ©nile, aux grands traits. — Et tu ne me persuaderas pas, mon ami ; j’ai dĂ©jĂ  soixante- dix ans, je n’ai pas vĂ©cu comme une simple sotte, j'ai vu et compris bien des choses. Je n’ai pas lu et ne lirai pas vos livres ; dans les livres il n’y a que des bĂȘtises ! — Eh bien! comment trouvez-vous mes enfants, SĂ©rioja? — demanda Pierre avec le mĂȘme sourire. — Bien, bien, — rĂ©pondit la sƓur en le menaçant. — Ne tourne pas la conversation. Nous parlerons des enfants. Mais voilĂ  ce que je voulais te dire tu as Ă©tĂ© fou, et je vois Ă  tes yeux que tu l’es restĂ©. Maintenant on t'exultera, c’est la mode. Vous tous maintenant, vous ĂȘtes Ă  la mode. Oui, oui, je vois Ă  tes yeux que tu es toujours le mĂȘme fou, — ajouta-t-elle en rĂ©ponse Ă  son sourire. — Je te demande au nom de Dieu, de t’éloigner de tous ces libĂ©raux d'aujourd’hui. Dieu sait ce qu’ils sĂšment, mais tout cela finira mal. Notre gouvernement se tait prĂ©sentement, ensuite il devra montrer les ongles. Souviens-loi de mes paroles, je crains que tu ne t’en mĂȘles de nouveau. Laisse, tout cela n’est que sottise. Tu as des enfants. — Évidemment vous ne me connaissez pas, maintenant, Maria Ivanovna, — lui dit son frĂšre. — Eh bien, c’est bon, c’est bon ; on verra si 270 LES DÉCEMBRISTES c’est moi ou toi qui ne te connais pas. Seulement je t’ai dit ce que j’avais sur le cƓur. Si tu m’écoutes tu feras bien. Maintenant causons de SĂ©rioja. Comment est-il avec toi ? Elle voulait dire Il ne me plaĂźt pas beaucoup, » mais elle prononça Il ressemble beaucoup Ă  sa mĂšre ; deux gouttes d’eau. Ta Sonia m’a plu beaucoup, beaucoup. Elle a quelque chose de charmant, d’ouvert. Elle est dĂ©licieuse. OĂč est-elle Sonitchka? Oui, j’ai oubliĂ©. — Mais comment vous dire, Sonia sera une bonne Ă©pouse et une bonne mĂšre, mais SĂ©rioja est intelligent, trĂšs intelligent, personne ne le niera. Il apprend trĂšs bien, un peu paresseux. Il avait une grande passion pour les sciences naturelles. Nous avons eu de la chance. Nous avons eu un bon professeur. Il veut entrer Ă  l’UniversitĂ©, suivre les cours de sciences naturelles et de chimie... Maria Ivanovna n’écouta presque plus dĂšs que son frĂšre parla de sciences naturelles. SpontanĂ©ment elle se sentait triste, surtout quand il mentionna la chimie. Elle poussa un profond soupir, et, rĂ©pondant nettement Ă  la sĂ©rie de pensĂ©es qu’excitaient en elle les sciences naturelles — Si tu savais comme je les plains, Petroucha, — fit-elle avec une tristesse franche, douce, timide, — quel dommage ! quel dommage ! La vie entiĂšre est devant eux, que ne souffriront-ils pas encore ! LES DÉCEMBRISTES 271 — Bah ! il faut espĂ©rer qu’ils seront plus heureux que nous. — Dieu le veuille ! Dieu le veuille ! Mais, la vie est pĂ©nible, Petroucha, Écoute-moi en une seule chose mon cher, ne te mĂȘle de rien ! Gomme tu es sot, Petroucha, ah ! quel sot! Cependant j’ai invitĂ© beaucoup de monde, et que vais-je leur donner Ă  manger? Elle pleura un peu, se dĂ©tourna et sonna. — Appelez Tarass. — Toujours chez vous, le vieux? — demanda Pierre. — Toujours. Mais c’est un gamin auprĂšs de moi. Tarass Ă©tait sĂ©vĂšre et propre ; il se chargeait de faire tout. BientĂŽt, soufflant de froid et de bonheur, Nathalie Nikolaievna et Sonia, entrĂšrent avec un froufrou de robes. SĂ©rioja Ă©tait restĂ© pour des emplettes. — Laisse-moi la regarder. Maria Ivanovna prit dans ses mains le visage de Sonia. Nathalie Nikolaievna se mit Ă  causer. DEUXIÈME FRAGMENT variante du premier chapitre L’affaire de l’usurpation par Ivan Apikh- tine, lieutenant de la garde en retraite, propriĂ©taire du district de Krasnoslobotsk, province de Penza, de quatre mille dĂ©ciatines 1 de terre, aux paysans du TrĂ©sor 2 voisins du village IslĂ©gostchi » en premiĂšre instance du tribunal du district, et sur la demande du dĂ©lĂ©guĂ© des paysans, Ivan Miro- nov, Ă©tait jugĂ©e au profit des paysans ; et un Ă©norme terrain, partie en bois, partie labourĂ©e, dĂ©boisĂ©e par les serfs d’Apikhtine, devenait, en 1815, la propriĂ©tĂ© des paysans, et en 1816, ils ensemencĂšrent ce terrain et recueillirent la rĂ©colte. Cette issue injuste, en faveur des paysans, surprit tous les voisins, mĂȘme les paysans. Ce suc- 1 Une clĂ©ciatine vaut 1 hectare 0 m 92. 2 Les paysans du TrĂ©sor ou de l’Etat, n’appartenaient pas Ă  un propriĂ©taire particulier, mais vivaient sur des terres appartenant Ă  l’Etat, Ă  qui ils payaient directement les impĂŽts. Leur situation Ă©tait de beaucoup meilleure que celle des serfs; ils avaient plus de droits et d’indĂ©pendance. LES DÉCEMBRISTES 273 cĂšs ne pouvait s’expliquer que par ce fait Ivan Petrovitch Apikhtine, homme doux et pacifique par excellence, qui ne voulait pas, pour cette affaire, s’en remettre aux tribunaux, convaincu de son droit, n’avait pris aucune mesure contre les agissements des paysans. Ivan Mironov, le dĂ©lĂ©guĂ© de ceux-ci, un homme sec, au nez aquilin, qui savait lire et Ă©crire, ancien maire et percepteur des impĂŽts, demanda aux paysans cinquante kopeks par Ă me et distribua trĂšs intelligemment cet argent en cadeaux et mena fort habilement cette affaire. AussitĂŽt aprĂšs la dĂ©cision du tribunal du district, Apikhtine vit le danger. Il donna sa procuration Ă  un homme d’affaires habile, un affranchi, Ilia Mitrofanov, qui dĂ©posa en instance supĂ©- , rieure un appel contre la dĂ©cision du tribunal du district. Ilia Mitrofanov arrangea si bien les choses que malgrĂ© toutes les ruses du dĂ©lĂ©guĂ© des paysans, Ivan Mironov, malgrĂ© les cadeaux importants qu’il donna aux membres de la deuxiĂšme instance, le jugement Ă©tait cassĂ© et l’arrĂȘt rendu au profit du propriĂ©taire. La terre devait ĂȘtre reprise aux paysans, ce qui fut dĂ©clarĂ© Ă  leur dĂ©lĂ©guĂ©. Ivan Mironov fit savoir Ă  leur assemblĂ©e que les messieurs de la ville avaient pris parti pour le propriĂ©taire et avaient tellement embrouillĂ© l’affaire qu’on allait leur retirer la terre, mais que la cause du propriĂ©taire n’était pas encore gagnĂ©e, car lui, Mironov avait dĂ©jĂ  Ă©crit une TolstoĂŻ. — vi. — Les DĂ©cembristes. 18 274 LES DÉCEMBRISTES requĂȘte au SĂ©nat, et un homme Ă  lui dĂ©vouĂ©, avait promis de tout y arranger, et qu’alors la terre serait pour toujours aux paysans. Mais pour cela, il leur demanda de donner un rouble par Ăąme. Ils dĂ©cidĂšrent de rĂ©unir l’argent et de remettre de nouveau leur cause Ă  Ivan Mironov. Mironov prit l’argent et partit Ă  PĂ©tersbourg. En 1817, la semaine sainte PĂąques Ă©tait tard, quand le temps fut venu de labourer la terre, l’assemblĂ©e des paysans d’IzlĂ©gostchi, se mit Ă  discuter afin de savoir s’il fallait ou non labourer le terrain en question. Pendant le carĂȘme, l’intendant Ă©tait venu de la part d’Apikhtine avec l’ordre de ne pas labourer la terre et de se mettre d’accord »avec lui sur les seigles ensemencĂ©s dans le terrain enlitige qui, prĂ©sentement, appartenait Ă  Apikhtine. MalgrĂ© cela, les paysans, prĂ©cisĂ©ment parce qu’ils avaient fait, en automne, les semailles sur le terrain en litige et qu’Apikhtine, ne voulant pas les lĂ©ser, dĂ©sirait se mettre d’accord avec eux, prĂ©cisĂ©ment, dis-je, Ă  cause de cela, dĂ©cidĂšrent de labourer la terre en litige avant toute autre. Le jour mĂȘme oĂč les paysans partaient labourer les terres Ă  BerestovskaĂŻa, le jeudi saint, Ivan Petrovitch Apikhtine, qui faisait ses dĂ©votions la semaine sainte et communiait de bonne heure le matin, Ă©tait allĂ© Ă  l’église du village IzlĂ©gostchi sa paroisse. LĂ , ne sachant rien, il causa amicalement avec LES DÉCEMBRISTES 275 le marguillier. Il se confessa l’aprĂšs-midi et entendit les vĂȘpres chez lui. Le matin, aprĂšs avoir lu lui- mĂȘme les commandements, Ă  huit heures, il sortit de la maison. On l’attendait pour la messe. Debout dans le chƓur, Ă  sa place ordinaire, Ivan Petrovitch rĂ©tlĂ©chissait, plus qu’il ne priait, ce qui le rendait mĂ©content de lui-mĂȘme. ’ Comme chez beaucoup de gens de ce temps et de tous les temps, ses idĂ©es religieuses Ă©taient un peu vagues. Il avait dĂ©jĂ  plus de cinquante ans. Il n’omettait jamais les rites, frĂ©quentait l’église, faisait ses dĂ©votions chaque annĂ©e, instruisait sa fille unique dans les rĂšgles de la religion, mais si on lui eĂ»t demandĂ© s’il croyait rĂ©ellement, il n’aurait su que rĂ©pondre. Aujourd’hui surtout il se sentait attiĂ©di, et dans le chƓur, au lieu de prier, il rĂ©flĂ©chissait Ă  l’étrangetĂ© des choses de ce monde. Ainsi lui, presqu’un vieillard, il fait ses dĂ©votions peut-ĂȘtre pour la quarantiĂšme fois, et il sait que tous ses familiers et ceux qui se trouvent Ă  l’église le regardent comme un modĂšle, prennent exemple sur lui, il se croit obligĂ© de montrer l’exemple de la dĂ©votion, et il ne sait rien lui- mĂȘme. Cependant le temps de mourir approche, et il ne sait absolument pas si ce qu’il montre aux autres est vrai. Il trouvait Ă©galement Ă©trange cette croyance gĂ©nĂ©rale — il la voyait — que les vieilles gens sont convaincus et savent ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas. Lui-mĂȘme avait longtemps pensĂ© 276 LES DÉCEMBRISTES cela des vieux. Et maintenant, lui, un vieillard, ilne saitabsolumentrien, il est frivole comme Ă  vingt ans, mais Ă  cet Ăąge il ne s’en cachait pas, —ce qu’il fai ta prĂ©sent. Pendant le service, il lui vient, comme dans son enfance, le dĂ©sir d’imiter le coq, ou de faire quelque autre sottise, mais, lui, vieillard, s'incline respectueusement en touchant les dalles du bout de ses vieux doigts, et le pĂšre Vassili parait timide devant lui pour officier ; son zĂšle l’incite Ă  bien servir. Et s’il savait quelles bĂȘtises me viennent en tĂȘte. C’est un pĂ©chĂ©, un pĂ©chĂ©. Il faut prier, » — se dit-il quand commence le service. Et en se pĂ©nĂ©trant bien du sens de la liturgie, il se met Ă  prier. En effet, bientĂŽt, transportĂ© par la priĂšre, il se rappelle ses pĂ©chĂ©s et tout ce de quoi il se repent. Un vieillard avenant, au crĂąne nu, avec une couronne de cheveux blancs Ă©pais, en lapti , en pelisse, avec une piĂšce blanche, neuve, au milieu du dos, entra Ă  pas rĂ©guliers dans le chƓur. Il le salua bas, secoua ses cheveux et alla dĂ©poser un cierge Ă  l’autel. C’était le marguillier Ivan FĂ©dotov, un des meil- leurspaysans du village Izlegostchi. Ivan PĂ©trovitch le connaissait. La vue de ce visage sĂ©vĂšre, grave, suscita en Ivan PĂ©trovitch une nouvelle sĂ©rie de pensĂ©es. C’était un de ces paysans qui voulaient prendre sa terre, un des meilleurs et des plus riches chefs de famille, Ă  qui la terre Ă©tait si nĂ©ces- LES DECEMBRISTES 277 saire, qui savait si bien s’en arranger, et qui avait des moyens. Son aspect grave, son salut respectueux, son allure Ă©gale, la propretĂ© de ses vĂȘtements , les bandes de toile qui moulaient ses jambes comme des chausses et dont les plis se croisaient rĂ©guliĂšrement, tout son aspect disait le reproche et l’hostilitĂ© Ă  cause de la terre. Oui, j’ai demandĂ© pardon Ă  ma femme, Ă  Mania sa fille, aux vieilles bonnes, au valet de chambre Yolodia, et voilĂ  Ă  qui je devais demander pardon et pardonner » , pensa Ivan Petro- vitch ; et il rĂ©solut de demander pardon Ă  Ivan Fedotov aprĂšs la messe. Il fit ainsi. Il y avait peu de monde Ă  l’église. Toutle peuple, selon la coutume, faisait ses dĂ©votions pendant la premiĂšre et la quatriĂšme semaines. Il n’y avait pas plus d’une quarantaine de personnes qui n’avaient pas rĂ©ussi aies faire quelques vieilles paysannes, les domestiques d’Apikhtine et des riches voisins Tchernichov. Une vieille dame, parente de Tcher- nichov, qui vivait chez eux, et une veuve de diacre, dont le fils avait Ă©tĂ© Ă©levĂ© par bontĂ© par les Tchernichov, et qui, maintenant, Ă©tait fonctionnaire au SĂ©nat, se trouvaient ici. Entre matines et la messe du matin, il y avait encore moins de monde Ă  l’é- 278 LES DÉCEMBRISTES glise. Les paysans et les paysannes Ă©taient sortis dehors. Il ne restait que deux vieilles mendiantes qui, assises dans un coin, causaient entre elles et, de temps en temps, regardaient Ivan Petrovitch, avec le dĂ©sir Ă©vident de le saluer et de lui causer, et deux valets celui d’Ivan Petrovitch, en livrĂ©e, et celui des Tchernichov venu avec la vieille dame. Les deux valets aussi chuchotaient quelque chose avec animation ; quand Ivan Petrovitch sortit du chƓur, en l’apercevant, iis se turent. Il y avait encore une femme en haute coiffure garnie de perles avec une pelisse blanche dont elle couvrait un bĂ©bĂ© malade qui criait et qu’elle essayait d’apaiser, et une vieille femme voĂ»tĂ©e, en haute coiffure aussi, ornĂ©e de passementeries, un fichu blanc nouĂ© Ă  la vieille, en cafetan gris avec des petits coqs dessinĂ©s dans le dos. Elle Ă©tait Ă  genoux au milieu de l’église, tournĂ©e vers une vieille icĂŽne suspendue entre les vitraux et qu’entourait une serviette neuve Ă  franges rouges. Elle priait avec tant dĂ© ferveur, de solennitĂ©, de passion, qu’il Ă©tait impossible de ne le pas remarquer. Avant de s’approcher du marguillier qui, prĂšs d’une petite armoire mĂȘlait les restes des cierges en un tas de cire, Ivan Petrovitch s’arrĂȘta pour regarder cette vieille. La vieille priait de tout cƓur. Elle se tenait Ă  genoux, aussi droite qu’il Ă©tait possible en regardant l’icĂŽne. Tous ses membres Ă©taient mathĂ©matiquement symĂ©triques. Les pieds s’appuyaient sur les dalles, tous deux LES DÉCEMBRISTES 279 sous le mĂȘme angle. Le corps Ă©tait rejetĂ© en arriĂšre autant que le permettait son dos voĂ»tĂ© ; les mains Ă©taient rĂ©guliĂšrement jointes sous le ventre. Sa tĂšte, rejetĂ©e en arriĂšre, et le visage ridĂ©, le regard vitreux, exprimant la piĂ©tĂ©, Ă©tait tournĂ© droit vers l’icĂŽne entourĂ©e de la serviette. Immobile dans cette pose, durant une minute, peut-ĂȘtre moins, mais en tous cas, un temps dĂ©fini, elle respirait pĂ©niblement ; d’un geste large, elle portait la main plus haut que sa coiffure, de ses doigts courbĂ©s touchait le sommet de sa tĂšte et du mĂȘme mouvement large faisait la croix sur son ventre et ses Ă©paules , puis baissait la tĂȘte sur les mains posĂ©es symĂ©triquement sur le sol, de nouveau se relevait, et refaisait la mĂȘme chose. En voilĂ  une qui prie ! pensa Ivan Petrovitch en la regardant. Ce n’est pas comme nous, pĂ©cheurs. VoilĂ  la religion, la foi. Je sais bien qu’elle prie, comme eux tous, ou sur l’icĂŽne, ou sur la serviette et la broderie, mais quand mĂȘme, c’est bien! se dit-il. Chacun a sa religion. Elle prie l’icĂŽne et moi, voilĂ , je crois qu’il est nĂ©cessaire de demander pardon aux paysans ! » Et il se dirigea vers le marguillier en regardant involontairement autour de lui pour savoir qui verrait cet acte dont il avait Ă  la fois de la honte et du plaisir. Il lui Ă©tait dĂ©sagrĂ©able que les vieilles femmes, des mendiantes, comme il les appelait, le vissent, mais ce qui l’ennuyait le plus, c’était 280 LES DÉCEMBRISTES d’ĂȘtre vu par Michka, son valet. Il sentait qu’en prĂ©sence de Michka, dont il connaissait l’esprit effrontĂ© et rusĂ©, il n’aurait pas le courage de s’approcher d’Ivan FĂ©dotov. Du doigt il appela Michka. — Qu’ordonnez-vous? — Je t’en prie, mon cher, va me chercher le petit tapis de la voiture ; c’est trĂšs humide pour les jambes. — J’obĂ©is. DĂšs que Michka partit, Ivan Petrovitch s’approcha d’Ivan Fedotov. Celui-ci, Ă  l’approche du maĂźtre, Ă©tait devenu timide comme un coupable. La timiditĂ© et la hĂąte de ses mouvements faisaient un contraste Ă©trange avec son visage sĂ©vĂšre, ses cheveux d’acier, bouclĂ©s, et sa barbe. — Voulez-vous un cierge de dix kopeks? dit-il ' en soulevant la boite et ne jetant sur le maĂźtre que de rares regards de ses beaux yeux. — Non, ce n’est pas un cierge qu’il me faut, Ivan. Je te demande de me pardonner au nom du Christ, si je t’ai offensĂ©. Pardonne-moi au nom du Christ, — rĂ©pĂ©ta Ivan PĂ©trovitch en saluant bas. Ivan Fedotov, devenu tout Ă  fait timide, s’empressait ; mais enfin, ayant compris, il sourit tendrement — Que Dieu te pardonne, dit-il. Il semble qu’on n’a rien d’injuste Ă  te reprocher. Que Dieu te pardonne. On n’a rien d’injuste...—rĂ©pĂ©ta-t-il hĂątivement. LES DÉCEMBRISTES 281 — Quand mĂȘme... — Que Dieu te pardonne, Ivan Petrovitch. Alors, vous voulez deux cierges de dix kopeks? — Oui, deux. — VoilĂ  un ange, un vrai ange ! Demander pardon Ă  un vil paysan ! Oh, Seigneur ! ce sont des anges! — se mit Ă  dire la veuve du diacre, couverte d’une vieille capote et d’un chĂąle noirs. — Et en effet, nous devons comprendre. — Eh ! Paramonovna ! fais-tu aussi tes dĂ©votions ? Hein ? Pardonne aussi au nom du Christ ! — lui dit Ivan Petrovitch. — Dieu pardonnera, petit pĂšre, mon ange, mon bienfaiteur. Laisse-moi baiser ta main. — Eh bien, assez, assez. Tu sais que je n’aime pas ça, — dit Ivan Petrovitch, en souriant. Et il se dirigea vers le chƓur. Comme toujours Ă  la paroisse IzlegostchĂŻ, le service n’était pas long, d’autant plus qu’il y avait peu de dĂ©vots. Quand, aprĂšs le Pater Noster, les portes du chƓur se refermĂšrent, Ivan Petrovitch jeta un regard vers la porte nord pour appeler Michka et ĂŽter sa pelisse. Le prĂȘtre, apercevant ce mouvement fĂźt, avec colĂšre, des signes au diacre. Celui-ci courut presque pour appeler le valet Mi- khaĂ«l. Ivan Petrovitch Ă©tait d’assez bonne humeur, 282 LES DÉCEMBRISTES mais cette servilitĂ© et l’expression dĂ©fĂ©rente du prĂȘtre qui officiait l’indisposĂšrent. Ses lĂšvres minces, arquĂ©es, rasĂ©es, se courbĂšrent davantage. Ses bons yeux prirent une expresion railleuse. Comme si j’étais son gĂ©nĂ©ral », pensa-t-il ; et aussitĂŽt il se rappela les paroles d’un instituteur allemand qu’il avait amenĂ© une fois avec lui dans le sanctuaire pour voir un service russe. Cet Allemand l’avait fait rire et avait fĂąchĂ© sa femme en disant Der Pop war ganz bose , das ich ihm Ailes nachgesehen batte I. Il se rappela aussi qu’un jeune Turc avait rĂ©pondu qu’il n’y avait pas de Dieu puisqu’il en avait mangĂ© le dernier morceau. >» Et moi je fais la communion, — pensa-t-il, et, en fronçant les sourcils, il salua. DĂ©barrassĂ© de sa pelisse d’ours, en frac bleu aux boutons clairs, une large cravate blanche et gilet blanc, en pantalons Ă©troits, dans des bottes pointues et sans talons, de son allure douce, modeste, lĂ©gĂšre, il s’approcha des icĂŽnes paroissiales. Ici encore il fut l’objet de la mĂȘme dĂ©fĂ©rence des communiants qui lui cĂ©dĂšrent la place. Comme si l’on disait aprĂšs vous s’il en reste, » pensa-t-il, en saluant de cĂŽtĂ© jusqu’à terre avec la mĂȘme gaucherie, qui provenait de ce qu’il lui fallait trouver le juste milieu entre l’ir- 1 Le prĂȘtre Ă©tait tout Ă  fait fĂąchĂ© que j'eusse tout vu. LES DÉCEMBRISTES 283 respect et la bigoterie. Enfin les portes s’ouvrirent. AprĂšs le prĂȘtre, il rĂ©cita la priĂšre en rĂ©pĂ©tant ; Gomme un brigand. » On lui couvrit sa cravate avec la pale et il reçut l’hostie et l’eau tiĂšde dans l’antique coupe et disposa dans le petit plateau des piĂšces neuves de vingt kopecks. 11 Ă©couta les derniĂšres priĂšres, baisa la croix, puis, reprenant sa pelisse, il sortit de l’église et reçut les fĂ©licitations avec le sentiment agrĂ©able d’une cĂ©rĂ©monie finie. En sortant de l’église, il se rencontra de nouveau avec Ivan FĂ©dotov. — Merci ! merci, — rĂ©pondit-il aux fĂ©licitations. — Eh bien quoi ! On laboure bientĂŽt? — Les garçons sont partis. Ils sont partis, les garçons, — prononça Ivan FĂ©dotov avec un air plus craintif qu’ordinairement. Il pensait qu’Ivan Petrovitch savait oĂč les paysans d'Izlegostchi Ă©taient allĂ©s labourer. — Je crois qu’il fait encore trop humide. Il fait encore humide, je crois. Ce n’est pas encore le moment, c’est trop tĂŽt. Ivan PĂ©trovitch alla visiter le monument funĂ©raire de son pĂšre et de sa mĂšre, s'inclina profondĂ©ment et, avec l’aide du valet, s’assit dans la voiture attelĂ©e de six chevaux, avec un conducteur d devant. — Eh bien, Dieu soit louĂ©! — fit-il, balancĂ© sur les ressorts moelleux, ronds, en regardant le ciel printanier et les nuages rapides, la terre 284 LES DÉCEMBRĂŻSTES dĂ©nudĂ©e, les taches blanches de la neige, qui n’était pas encore fondue, la queue nouĂ©e du bricolier ; il respirait l’air frais du printemps particuliĂšrement agrĂ©able aprĂšs l’atmosphĂšre de l’église. Dieu soit louĂ© que j’aie communiĂ©, et Dieu soit louĂ© qu’on puisse priser. » Et il tira sa tabatiĂšre. Pendant longtemps il garda sa prise, en souriant, et de cette main qui tenait la prise, sans la laisser Ă©chapper, il soulevait le chapeau en rĂ©ponse aux saluts profonds des gens qui sortaient Ă  sa rencontre et particuliĂšrement des femmes qui lavaient les tables et les bancs devant leurs portes, pendant que la voiture, au grand trot de ses six chevaux, roulait dans la boue le long de la rue du village IzlĂ©gost- chi ! Ivan Petrovitch tenait sa prise en escomptant le plaisir de la humer non seulement le long du village, mais jusqu’au passage d’un endroit dangereux de la descente, oĂč les cochers ne passaient pas sans une apprĂ©hension Ă©vidente. Le cocher prit solidement les guides, s’installa commodĂ©ment sur son siĂšge et cria au conducteur de devant de tenir dans la direction de la glace. Quand ils eurent dĂ©passĂ© le pont, par le creux, et furent hors de Ja glace rompue et de la boue, Ivan Petrovitch, en regardant voler deux vanneaux quise soulevaient vers les deux, huma sa prise, et sentant la fraĂźcheur, LES DÉCEMBRISTES 285 mit ses gants, s’enveloppa bien, plongea son menton dans sa haute cravate et dit presqu a haute voix Bon ! » C’est ce qu’il se disait furtivement quand il se sentait bien. Durant la nuit il avait neigĂ©, et quand Ivan Petrovitch se dirigeait vers l’église, elle n’était pas encore fondue, mais ramollie. Maintenant bien que le soleil n’eĂčt pas encore paru, toute la neige ĂŽtait dĂ©jĂ  absorbĂ©e par l’humiditĂ© et sur la grand’route, oĂč il fallait parcourir trois verstes jusqu’au tournant de Tchirakovo, la neige blanchissait seulement l’herbe de l’annĂ©e passĂ©e; sur le chemin vicinal les chevaux marchaient dans la boue collante. Mais les bons et gros chevaux de son haras, bien nourris, tiraient trĂšs facilement la voiture et elle paraissait rouler d’elle-mĂšme en laissant une trace noire sur la boue. Ivan Petrovitch s’abandonnait Ă  des pensĂ©es agrĂ©ables. Il pensait Ă  sa maison, Ă  sa femme, Ă  sa fille, Macha, joyeuse m’attendra sur le perron, elle verra en moi tant de saintetĂ© ! Une fille Ă©trange, charmante, seulement elle prend dĂ©jĂ  les choses trop Ă  cƓur, et mon rĂŽle d’homme important qui doit tout savoir, me devient dĂ©jĂ  pĂ©nible et ridicule. Si elle savait que je la crains? » pensait-il, et Catherine sa femme sera probablement de bonne humeur aujourd’hui. Elle sera exprĂšs de bonne humeur et la journĂ©e sera bonne. Ce ne sera pas comme la semaine derniĂšre, Ă  cause des paysannes de 286 i'i ’À&i ' i ‱ Il ÈtiX I -ir’ai'lftl i \ V*i il m I I ,. liĂ©i. LES DÉCEMBRISTES Prochkino. Une crĂ©ature Ă©tonnante! Et comme je la crains, mais que faire, elle n’est jamais contente! Et il se rappelait la fameuse anecdote du petit veau. Un propriĂ©taire qui se querellait avec sa femme, s’assit prĂšs de la fenĂȘtre, et en apercevant un petit veau qui courait il dit Je te marierai ! » Et de nouveau, il sourit, rĂ©solvant par habitude toute querelle, tout malentendu, par une plaisanterie se rapportant en gĂ©nĂ©ral Ă  lui-mĂšme. A la troisiĂšme verste, prĂšs de la chapelle, le conducteur de devant prit Ă  gauche, et le cocher cria aprĂšs lui parce qu’il avait tournĂ© si sec que les chevaux du milieu Ă©taient poussĂ©s par la flĂšche, et la voiture roula tout le reste du chemin toujours en pente. Avant d’arriver Ă  la maison, le conducteur de devant se tourna vers le cocher et lui indiqua quelque chose. Le cocher se tourna vers le valet et le lui montra aussi. Tous regardaient du mĂȘme cĂŽtĂ©. — Que regardez-Ćžous? demanda Ivan Petrovitch. — Des oies, — dit MikhaĂŻlo. — OĂč? Il avait beau cligner des yeux il ne voyait rien. — Mais voilĂ ... Voici la forĂȘt, lĂ -bas, le nuage, alors veuillez regarder entre... Ivan Petrovitch ne voyait rien. — Oui, c’est dĂ©jĂ  le moment. Cette annĂ©e la route deviendra impraticable une ^semaine avant l’Annonciation. LES DÉCEMBRISTES 287 — Parfaitement. — Eh bien ! Va ! En approchant d’un endroit dangereux, Michka descendit de derriĂšre la voiture, et examina le chemin, puis il remonta, et la voiture passa heureusement la digue de l’étang et roula dans l’allĂ©e, passa devant le cellier, la buanderie, d’oĂč l’eau coulait du toit goutte Ă  goutte, et, en roulant, s’arrĂȘta fiĂšrement devant le perron. La calĂšche des Tcher- nichov venait de sortir de la cour. Des domestiques parurent aussitĂŽt le sombre vieillard Ă  favoris, Danilitch, Nicolas, frĂšre de MikhaĂŻlo, un jeune garçon Pavlouchka, derriĂšre, une fillette aux grands yeux noirs, les bras rouges, nus jusqu’au coude, et le cou aussi nu. — Maria Ivanovna! Maria Ivanovna ! OĂč allez- vous? Votre mĂšre sera inquiĂšte. Vous avez le temps. — C’était la voix de la grosse Catherine. Mais la fillette ne l’écoutait pas. Comme le pĂšre s’y attendait, elle le prit par la main et, le regardant d’un air particulier, elle lui demanda, presque craintivement — Eh bien ! Petit pĂšre, as-tu communiĂ© ? — Oui. Me croyais-tu si grand pĂ©cheur qu’on ne pĂ»t me donner la communion ? La jeune fille parut attristĂ©e de la plaisanterie de son pĂšre, en un moment si solennel. Elle soupira et le suivit en lui tenant la main qu’elle baisait. — Qui est venu? “288 LES DÉCEMBRISTES — Le jeune Tchernichov. Il est au salon. — Ta mĂšre est-elle levĂ©e ? Comment va-t-elle ? — Elle va mieux aujourd’hui. Elle est en bas. Dans une chambre Ivan Petrovitch fut rencontrĂ© par la vieille bonne Euphrasie, par l’intendant AndrĂ© Ivanovitch et l’arpenteur, qui habitait lĂ  pour mesurer les terres. Tous fĂ©licitĂšrent Ivan Petrovitch. Il y avait au salon Louise Karlovna Trougoni, une Ă©migrante, institutrice, amie de la maison depuis dix ans, et un jeune homme de seize ans, Tchernichov, avec son prĂ©cepteur français. TROISIÈME FRAGMENT variante du premier chapitre Le 2 aoĂ»t 1817, le litige entre les paysans du TrĂ©sor 1 du village IzlegostchĂŻ et M. Tcherni- chov, au sujet d’un terrain, Ă©tait tranchĂ©, au sixiĂšme dĂ©partement du SĂ©nat 2, au profit des paysans, contre Tchernichov. Cette dĂ©cision Ă©tait pour lui un Ă©vĂ©nement malheureux, grave, inattendu. Cette affaire traĂźnait depuis cinq ans. CommencĂ©e par le dĂ©lĂ©guĂ© du riche village de trois mille habitants, IzlegostchĂŻ, les paysans l’avaient gagnĂ©e au tribunal du district. Mais sur le conseil d’un serf, homme d’affaires, Ilia Mitrofanov, achetĂ© chez le prince Saltikov, le prince Tchernichov porta l’af- 1 Se reporter Ă  la note 2, page 2*2. 2 En Russie, le SĂ©nat joue le rĂŽle d'instance judiciaire suprĂȘme. TolstoĂŻ. — vi. — Les DĂ©cembristes. 19 290 LES DÈCEMBRISTES faire au tribunal de province et la gagna; en outre six des paysans d’IzlegostchĂŻ, qui avaient injuriĂ© l’arpenteur, Ă©taient mis en prison. AprĂšs cela, le prince Tchernichov, avec son insouciance habituelle, ne s’occupa plus de rien, d’au - tant plus qu’il savait pertinemment qu’il n’ usurpait » point de terre aux paysans, comme il Ă©tait dit dans leur requĂȘte. Si la terre Ă©tait usurpĂ©e », c’était par son pĂšre et, depuis, plus de quarante ans s’étaient Ă©coulĂ©s. Il savait que les paysans d’Izle- gostchĂŻ vivaient trĂšs bien sans cette terre, qu’ils n’en avaient pas besoin, qu’ils s’étaient montrĂ©s pour lui de bons voisins et il ne pouvait comprendre pourquoi, maintenant, ils Ă©taient si montĂ©s contre lui. Il Ă©tait persuadĂ© de n’avoir offensĂ© personne ni d’avoir voulu le faire; il avait toujours vĂ©cu en paix avec tous et ne dĂ©sirait que cela, c’est pourquoi il ne pouvait croire qu’on eĂ»t le dĂ©sir de l’offenser. Il abbhorait le dĂ©dale de la procĂ©dure, et ne fit aucune dĂ©marche au SĂ©nat, malgrĂ© les conseils et les exhortations d’ilia Mitrofanov, son homme d’affaires. Il laissa passer le dĂ©lai de l’appel et perdit l’affaire au SĂ©nat ; il la perdit si bien qu’il ne lui restait que la ruine. D’aprĂšs l’arrĂȘt du SĂ©nat, non seulement on lui prenait cinq mille dĂ©ciatines de terre, mais pour la possession illicite de cette terre il devait verser aux paysans cent sept mille roubles. Le prince Tchernichov possĂ©dait huit mille Ăąmes, mais tous ses domaines Ă©taient hypo- LES DÉCEMBRISTES 291 4^ thĂ©quĂ©s, et il avait beaucoup de dettes. Ce jugement le ruinait ainsi que toute sa nombreuse famille. Il avait un fils et cinq filles. Il se ressaisit quand il Ă©tait dĂ©jĂ  tard pour faire des dĂ©marches au SĂ©nat. Selon Ilia Mitrofanov il n’y avait qu’un moyen de salut donner la requĂȘte Ă  l’Empereur et transmettre l’affaire au Conseil d’empire. Pour cela il fallait solliciter personnellement quelques ministres et des membres du Conseil, et, ce qui serait encore mieux, l’Empereur lui-mĂšme. Une fois convaincu, le prince Grigori Ivanovitch quitta en automne 1817, son domaine prĂ©fĂ©rĂ©, Stoudienetz, oĂč il vivait, sans bouger, avec sa famille, et partit Ă  Moscou. Il partit Ă  Moscou et non Ă  PĂ©tersbourg parce que, cet automne, l’Empereur, avec toute sa cour, tous les grands dignitaires et une partie de la garde, oĂč servait le fils de Grigori Ivanovitch, devait venir Ă  Moscou pour poser la premiĂšre pierre de la cathĂ©drale du Saint-Sauveur Ă©rigĂ©e en commĂ©moration de la retraite des Français de la Russie. DĂšs le mois d’aoĂčt, aussitĂŽt aprĂšs la terrible nouvelle de la dĂ©cision du SĂ©nat, le prince Grigori Ivanovitch prĂ©para son dĂ©part pour Moscou. Le majordome fut envoyĂ© Ă  l’avance pour prĂ©parer son hĂŽtel de l’Arbate, avec un convoi de meubles, de domestiques, de chevaux, de voitures, de provisions. 292 LES DÉCEMBRISTES En septembre, le prince avec toute sa famille, dans sept voitures — conduites par ses propres chevaux, arriva Ă  Moscou et s’installa dans son hĂŽtel. Les parents, les connaissances, les amis de province et de PĂ©tersbourg, commençaient Ă  arriver Ă  Moscou. La vie Ă  Moscou avec ses plaisirs, l’arrivĂ©e du fils, les sorties des filles et les succĂšs de l’ainĂ©e Alexandra, la seule blonde parmi toutes les brunes Tcher- nichov, ont tant occupĂ© et distrait le prince, que, tout en dĂ©pensant peut-ĂȘtre le seul argent qui lui resterait aprĂšs avoir tout payĂ© aux paysans, il oubliait son affaire. Il Ă©tait mĂȘme contrariĂ© quand Ilia Mitrofanov lui en parlait, et il n’entreprenait encore rien pour la mener Ă  bien. Ivan Mironovitch Baouchkine, le dĂ©lĂ©guĂ© principal des paysans qui, avec tant d’opiniĂątretĂ©, avait menĂ© l’affaire au SĂ©nat contre le prince, lui qui connaissait tous les tours et dĂ©tours pour arriver aux secrĂ©taires et chefs de bureau, lui qui avait si intelligemment distribuĂ© Ă  PĂ©tersbourg les dix mille roubles rĂ©servĂ©s par les paysans pour les pots de vin, lui aussi cessait ses dĂ©marches et retournait au village, oĂč, avec l’argent reçu en rĂ©compense, joint Ă  celui qui lui restait des pots de vin, il acheta un bois chez le propriĂ©taire voisin et y installa un bureau. L’affaire Ă©tait maintenant dĂ©cidĂ©e par le tribunal supĂ©rieur et devait marcher d’elle-mĂȘme. Parmi toutes les personnes mĂȘlĂ©es Ă  cette affaire, elle n’inquiĂ©tait plus que les six paysans empri- LES DÉCEMBRISTES 293 sonnĂ©s depuis dĂ©jĂ  sept mois, et leurs familles, restĂ©es sans chefs. On ne pouvait rien pour eux. Ils Ă©taient internĂ©s dans la prison de Kraznoslo- botsk et leurs familles tĂąchaient Ă  se tirer d’affaire sans eux. On ne pouvait prier personne. Ivan Miro- novitch lui-mĂȘme, dĂ©clara qu’il ne pouvait se charger de telles dĂ©marches, que ce n’était pas l’affaire de la commune, qu’il ne s’agissait pas d’une affaire civile mais d’une affaire criminelle. Les paysans restĂšrent en prison et personne ne tenta rien en leur faveur. Mais seule la famille de MikhaĂŻl Guerrasi- mitch, surtout la vieille femme Tikhonovna, ne pouvait se faire Ă  l’idĂ©e que son trĂ©sor, son vieux Guerrasimitch Ă©tait en prison, le crĂąne rasĂ©. Elle pria Mironitch d’intervenir. Il refusa. Alors elle rĂ©solut d’aller elle-mĂȘme prier Dieu pour son vieux. Depuis une annĂ©e dĂ©jĂ  elle avait promis d’aller prier les reliques des saints, mais toujours, faute de temps et peu dĂ©sireuse de confier le mĂ©nage Ă  ses jeunes brus, elle remettait Ă  l’annĂ©e prochaine. Mais quand arriva le malheur, quand Guerassi- mitch fut mis en prison, elle se rappela sa promesse, laissa lĂ  le mĂ©nage et, avec la femme du diacre de leur village, se prĂ©para Ă  partir en pĂšlerinage. Elles allĂšrent d’abord Ă  la ville du district, Ă  la prison oĂč Ă©tait le vieux, et lui remirent des chemises ; de lĂ , en traversant le chef-lieu, elles se rendirent Ă  Moscou. 294 LES DÉCEMBRISTES En route Tikhonovna raconta son malheur. La femme du diacre lui conseilla de prier le tzar qui, avait-on dit, serait Ă  Penza, et elle lui raconta plusieurs cas de grĂąces. A Penza les pĂšlerines reconnurent que ee n’était pas le tzar qui venait d’arriver, mais son frĂšre, le grand-duc Nicolas Pavlovitch. À la sortie de la cathĂ©drale de Penza, Tikhonovna se mit en avant, tomba aux genoux du grand-duc et le supplia d’intercĂ©der pour son mari. Le grand-duc fut Ă©tonnĂ© ; le gouverneur de la province se fĂącha et la vieille fut emmenĂ©e au poste. Le lendemain Tikhonovna fut remise en libertĂ©, et partit plus loin, au couvent de la TrinitĂ©. Tikhonovna fit ses dĂ©votions Ă  l’église et communia chez le pĂšre PaĂŻssi. A confesse, elle lui raconta son malheur et avoua qu’elle avait remis une supplique au frĂšre du tzar. Le pĂšre PaĂŻssi lui dit que ce n’était point un pĂ©chĂ©, qu’il n’est pas pĂ©chĂ© de supplier le tzar pour une affaire juste et lui donna l’absolution. A Khotkov, elle alla visiter une innocente qui lui conseilla d’implorer le tzar lui-mĂȘme. - Au retour, Tikhonovna, avec la femme du diacre, passa Ă  Moscou, pour visiter les reliques. Elle apprit que le tzar Ă©tait Ă  Moscou, et elle pensa que c’était Dieu lui-mĂȘme qui lui ordonnait de le supplier. 11 fallait seulement Ă©crire lasupplique. A Moscou, les pĂšlerines s’arrĂȘtĂšrent dans une auberge. Elles demandĂšrent Ă  passer la nuit, on les LES DÉCEMBRISTES 295 laissa. AprĂšs le souper, la femme du diacre se coucha sur le poĂȘle, et Tikhonovna, mettant son sac sous sa tĂȘte, s’allongea sur le banc et s’endormit. Le matin, Ă  l’aube, Tikhonovna se leva et Ă©veilla la femme du diacre. Dans la cour le portier l’interpella — Tu t’es levĂ©e matin, grand’mĂšre ! — Avant que nous soyons rendues, mon cher, le service commencera, — rĂ©pondit Tikhonovna. — Dieu te bĂ©nisse, grand’mĂšre. — Que Christ te sauve ! dit-elle. Et les pĂšlerines se dirigĂšrent vers le Kremlin. AprĂšs avoir entendu les matines et la messe et baisĂ© la sainte icĂŽne, les vieilles, en trouvant Ă  grand peine le chemin, arrivĂšrent Ă  la maison des Tchernichov. La femme du diacre disait que la vieille dame lui avait ordonnĂ© de venir absolument et qu’elle recevait toutes les pĂšlerines. — Et lĂ -bas nous trouverons un brave homme qui Ă©crira la supplique, avait-elle ajoutĂ©. Les pĂšlerines s’étaient mises Ă  errer dans les rues, en demandant leur chemin ; la femme du diacre y Ă©tait allĂ©e une fois, mais elle l’avait oubliĂ©. Deux fois on faillit les Ă©craser ; on criait aprĂšs elles, on les invectivait ; une fois le gardien prit la femme du diacre par l’épaule et la poussa en lui dĂ©fen- 296 LES DECEMBRISTES dant de passer dans cette rue et la dirigea dans des ruelles. Tikhonovna ne soupçonnait pas qu’on les avait chassĂ©es de Vozdvijenka parce que, dans cette rue mĂȘme, devait passer le tzar objet de ses pensĂ©es, Ă  qui elle voulait Ă©crire et remettre la supplique. La femme du diacre marchait comme toujours d’un pas lourd et fatiguĂ©. Tikhonovna avait, comme Ă  l’ordinaire, l’allure rapide et lĂ©gĂšre d’une jeune femme. Les pĂšlerines s’arrĂȘtĂšrent prĂšs de la porte cochĂšre. La femme du diacre ne reconnaissait pas la cour. Il y avait une izba neuve qui ne s’y trouvait pas autrefois. Mais quand la femme du diacre aperçut le puits avec la pompe, dans le coin de la cour, elle la reconnut. Les chiens se mirent Ă  aboyer et Ă  se jeter sur les vieilles qui tenaient un bĂąton. — C’est rien, petite tante, ils ne mordent pas. IIou ! les canailles ! cria le portier aux chiens qu’il menaça d’un balai. VoilĂ , eux-mĂȘmes sont du village et ils se jettent sur les campagnardes. Venez par ici, autrement vous allez vous tremper. Dieu n’envoie pas de gelĂ©e. La femme du diacre, effrayĂ©e par le chien, pour provoquer la pitiĂ©, en geignant, s’assit sur un petit banc, prĂšs de la porte, et demanda au portier de la conduire. Tikhonovna salua le portier, et s’appuyant sur son bĂąton, les pieds Ă©cartĂ©s, elle s’arrĂȘta prĂšs d’elle, comme toujours regardant tran- LES DECEMBRISTES 297 quillement devant elle en attendant le portier qui s’approchait. — Que voulez-vous ? — demanda-t-il. — Ne m’as-tu pas reconnue, mon cher ! Tu es Egor, n’est ce pas ? — dit la femme du diacre. — Nous avons Ă©tĂ© voir les reliques et maintenant nous venons chez Son Excellence. — D'Izlegostchi?— demandale portier. —Vous ĂȘtes la femme du vieux diacre ? Gomment donc. Bien, bien. Entrez dans l’izba. Chez nous on reçoit, on ne refuse personne. Et celle-ci qui est-ce ?— 11 dĂ©signait Tikhonovna. — Aussi d’Izlegostchi, la femme de Guerassime, FadĂ©iĂ©va. — Tu connais, je pense? rĂ©pondit Tikhonovna. Je viens aussi d’izlegostchi. — Ah oui ! Mais quoi, on dit qu’on a mis le vĂŽtre en prison ! Tikhonovna ne rĂ©ponditrien, elle soupira seulement, et d'un mouvement brusque ajusta sur son dos son sac et sa pelisse. La femme du diacre demanda si la vieille dame Ă©tait Ă  la maison. Sur la rĂ©ponse affirmative elle pria de les annoncer. Puis elle s’informa de son fils qui, par la bontĂ© du prince, Ă©tait fonctionnaire Ă  PĂ©tersbourg. Le portier ne savait rien. Il les conduisit dansl’izba des domestiques, en passant sur les planches placĂ©es dans la cour. Les vieilles entrĂšrent dans l’izba pleine de gens, de femmes, 298 LES DÉCEMBRISTES d’enfants, de vieux et de jeunes domestiques, et priĂšrent en tournant leurs regards vers le coin saint. La blanchisseuse et la femme de chambre de la vieille dame reconnurent aussitĂŽt la femme du diacre. ElĂźes l’entourĂšrent en l’accablant de questions. On lui prit son sac, on l’installa devant la table et on lui offrit Ă  manger. Cependant, Tikhonovna, se signant devant les icĂŽnes et saluant tout le monde, Ă©tait debout prĂšs de la porte et attendait l’invitation. PrĂšs de la porte et de la premiĂšre fenĂȘtre, un vieillard, assis, cousait des bottes. — Assieds-toi, grand’mĂšre. Pourquoi restes-tu debout ? Assieds-toi. Ote ton sac, — dit-il. — On ne peut pas se retourner comme ça ; oĂč s’asseoir? Conduis-la dans l’izba des ouvriers, — dit quelqu’un. — En voilĂ  une dame de Chalmet, — fit un jeune valet en montrant les petits coqs dans le dos du touloupe de Tikhonovna. — Et quels bas ! quels souliers ! Il montrait les lapti , une nouveautĂ© pour Moscou. — Tu en auras de pareils, Paracha. — Eh bien I s’il faut y aller, allons. Viens, je te conduirai. — Et le vieux, posant son alĂȘne, se leva. Mais apercevant une fillette, illui cria de conduire la vieille dans l’autre izba. LES DÉCEMBRISTES 299 Non seulement Tikhonovna ne faisait pas attention Ă  ce qu’on disait et faisait autour d’elle, elle ne voyait et n’entendait rien. Depuis quelle avait quittĂ© sa maison, elle Ă©tait pĂ©nĂ©trĂ©e de la nĂ©cessitĂ© de travailler pour Dieu et d’une autre nĂ©cessitĂ©, venue en son Ăąme elle ne savait elle-mĂȘme quand la nĂ©cessitĂ© de transmettre la supplique. En sortant de l’izba des domestiques, elle s’approcha de la femme du diacre et lui dit — N’oublie pas mon affaire, au nom du Christ, mĂšre Paramonovna. Demande s’il n’y a pas quelqu’un. —. Que veut-elle, la vieille ? — VoilĂ , on lui a fait une injustice et les gens lui ont conseillĂ© de remettre une supplique au tzar. —- Alors il faut la conduire tout droit au tzar, — dit le valet en plaisantant. — Àh! quel imbĂ©cile ! fit le vieux cordonnier. Si je prends une forme, je ne regarderai pas Ă  ton habit. Alors tu apprendras Ă  te moquer des vieillards ! Le valet commença Ă  murmurer ; mais sans l’écouter, le vieux emmena Tikhonovna. Tikhonovna Ă©tait contente de n’ĂȘtre plus dans l’izba des domestiques, elle prĂ©fĂ©rait celle des cochers. Dans l’izba des domestiques, tout Ă©tait trop 300 LES DÉCEMBRISTES propre, tout le monde Ă©tait propre et Tikhonovua se sentait mal Ă  l’aise. L’izba des cochers Ă©tait plus semblable Ă  celles des paysans. Tikhonovna s’y trouvait mieux. Cette izba, construite en sapin, avait huit archines avec un grand poĂȘle, des bancs, un plancher neuf tachĂ© de boue. Quand Tikhonovna entra dans l’izba, une cuisiniĂšre, une serve, blanche, rouge, grasse, les manches de sa robe de coton retroussĂ©es, Ă  grand peine remuait avec des pincettes le pot dans le four. Il y avait aussi un jeune cocher qui apprenait Ă  jouer de la balalaĂŻka, un vieux Ă  barbe blanche, assis sur la planche, pieds nus et qui, tenant de la soie entre ses lĂšvres, cousait quelque chose de fin et de joli ; un jeune homme Ă©bouriffĂ©, brun, en chemise et pantalon bleu, le visage grossier, Ă©tait assis sur un banc, prĂšs du poĂȘle, et, la tĂȘte appuyĂ©e sur ses mains, accoudĂ© sur les genoux, il mĂąchait du pain. La petite Nastia, pieds nus, les yeux brillants, accourut Ă  pas lĂ©gers devant la vieille, poussa la porte collĂ©e par la vapeur et grinça de sa voix aiguĂ« — Tante, Marina! Simonitcht a envoyĂ© cette vieille. Elle ordonne de lui donner Ă  manger. Elle est de notre pays. Avec la vieille Para- monovna, elle est allĂ©e aux saintes reliques. Pa- ramonovna boit du thĂ©. Vlasslievna en a envoyĂ© chercher... LES DÉCEMBRISTES 301 La petite bavarde ne s’arrĂȘta pas de sitĂŽt. Les paroles coulaient d’elles-mĂȘmes. On voyait qu’elle Ă©prouvait du plaisir Ă  entendre sa voix. Mais Marina tout en sueur prĂšs du poĂȘle et qui n’avait pu dĂ©placer le pot de stchi 1, cria aprĂšs elle ! — Ah ! diable ! Assez bavarder. Quelle vieille faut-il encore nourrir? On peut Ă  peine rassasier les siens. Que le diable l’emporte ! cria-t-elle au pot, qui faillit tomber en le remuant d’oĂč il Ă©tait. Mais se calmant pour le pot, elle se retourna et aperçut Tikhonovna proprette, avec son sac et son habit de campagnarde, qui se signait et saluait du cĂŽtĂ© des icĂŽnes. AussitĂŽt elle eut honte de ses paroles, et comme remise de ses prĂ©occupations, elle toucha sur sa poitrine les boutons de son corsage, et vĂ©rifia s’ils Ă©taient bien boutonnĂ©s. Puis elle tira en arriĂšre le nƓud du fichu qui couvrait sa tĂȘte pommadĂ©e et s’arrĂȘta, appuyĂ©e sur les pincettes, en attendant le salut de la proprette vieille. Ayant saluĂ© trĂšs bas pour la derniĂšre fois, Tikhonovna se tourna et salua de trois cĂŽtĂ©s. — Que Dieu vous aide 1 Bonjour, — dit-elle. — S’il vous plaĂźt, petite tante, — fit le tailleur. — Merci, grand’mĂšre, ĂŽte ton sac. Tiens ici, ici, dit la cuisiniĂšre en dĂ©signant le banc oĂč Ă©tait assis 1 Stchi sorte de soupe aux choux, 302 LES DÉCEMBRISTES l’homme Ă©bouriffĂ©. — Ecarte-toi un peu, hein ! On dirait qu’il est clouĂ© ! Le garçon Ă©bouriffĂ© fronça les sourcils encore plus mĂ©chamment et se leva. Il s’éloigna sans quitter des yeux la vieille et en continuant Ă  mĂącher. Lejeune cocher salua, cessa de jouer et se mit Ă  accorder sa balalaĂŻka, en regardant, tantĂŽt le vieux, tantĂŽt le tailleur, ne sachant quelle attitude prendre envers la vieille. Il se demandait s’il fallait ĂȘtre respectueux parce que la vieille Ă©tait habillĂ©e comme sa mĂšre et sa grand’mĂšre c’était un postillon pris parmi les paysans, ou moqueur, ce qui lui semblait conforme Ă  sa situation actuelle, son cafetan bleu et ses bottes. Le tailleur, clignant un Ɠil, semblait sourire en tirant l’aiguillĂ©e de soie de sa bouche il regardait aussi. Marina prĂ©parait un autre pot; malgrĂ© cette occupation elle observait la vieille, son habiletĂ© pour ĂŽter le sac en ne touchant personne et le mettre sous le banc. Nastenka accourut prĂšs d’elle et l’aida elle tira de dessous le banc les bottes qui empĂȘchaient le sac de s’y loger. — Oncle Pancrate, fit-elle Ă  l’homme Ă  l’air sombre, je mettrai les bottes ici. Ça ne fait rien ? — Le diable les emporte ! Jette-les mĂȘme dans le poĂȘle ! — fit-il en les lançant dans un coin. — C’est bien, Nastka, tu es sage, — dit le tailleur. Il faut toujours soigner un voyageur. — Que Christ te sauve, ma fille. C’est bien, LES DÉCEMBRISTES 303 dit Tikhonovna. Seulement on te dĂ©range, mon cher, — s’adressa-t-elle Ă  Pancrate. — Ce n’est rien. Tikhonovna s’assit sur le banc, ĂŽta son pardessus, le plia soigneusement, et commença Ă  se dĂ©chausser. D’abord elle dĂ©noua les cordes, qu’elle- mĂšme avait soigneusement prĂ©parĂ©es pour le pĂšlerinage ; ensuite, avec prĂ©caution, elle enleva ses chaussons de feutre blanc, les plia et les mit dans le sac. Au moment oĂč elle dĂ©chaussait le second pied, la maladroite Marina accrocha de nouveau le pot qui se renversa, et de nouveau elle se mit Ă  injurier quelqu’un en essayant de le rattraper avec les pincettes. — Evidemment le fond est brĂ»lĂ©, ma fille. Il faudrait le rĂ©parer, — dit Tikhonovna. — En ai-je le temps ! On prĂ©pare deux fois le pain par jour. On tire l’un, on met l’autre. A propos de la plainte de Marina sur le pain et le fond du pot brĂ»lĂ©, le tailleur se mit Ă  dĂ©fendre les habitudes de la maison de Tchernichov et raconta qu’on Ă©tait arrivĂ© Ă  l’improviste Ă  Moscou, que toute l’izbaet le poĂȘle avaient Ă©tĂ© construits en trois semaines, qu’il y avait une centaine de domestiques et qu’il fallait prĂ©parer Ă  manger pour tous. — C’est connu. Beaucoup de soucis. Une grande maison ! confirma Tikhonovna. — D’oĂč Dieu vous amĂšne-t-il, grand’mĂšre ? — demanda le tailleur. 301 LES DECEMBRISTES Tikhonovna, tout en finissant de se dĂ©chausser, raconta d’oĂč elle venait, et comment elle retournait chez elle. Elle ne parlapas delĂ  supplique. La conversation ne cessait pas. Le tailleur apprit tout ce qui concernait la vieille, et celle-ci apprit tout de la maladroite et belle Marina elle apprit que c’était la cuisiniĂšre, femme d’un soldat, que le tailleur confectionnait des cafetans pour les cochers; que la fillette, une orpheline, faisait les commissions; que le sombre Pancrate Ă©tait domestique de l’intendant Ivan Vassilievitch. Pancrate sortit de l’izba en claquant la porte. Le tailleur expliqua que c’était un homme grossier, mais qu’aujourd’hui il Ă©tait pire, parce que chez l’intendant il avait cassĂ© quelque objet sur la fenĂȘtre et que, pour ce fait, on allait le fouetter Ă  l’écurie. VoilĂ  Ivan Vassilievitch va venir et on le fera fouetter. Elle sut enfin que le petit cocher a vait Ă©tĂ© pris chez les paysans pour ĂȘtre postillon, mais qu’étant devenu grand, il n’avait plus qu’à nettoyer les chevaux et jouer de la balalaĂŻka, et qu’il n’était pas trĂšs fort. APPENDICE ToestoĂŻ. — vu — Appendice. s„v ÈBA c y&vUi ‱.; ‱‱' y-Zsr&r. 4 ^* v $ , ki*vf . APPENDICE i Les Ɠuvres comprises dans ce volume terminent cette pĂ©riode prĂ©paratoire de l’activitĂ© littĂ©raire de TolstoĂŻ, cette pĂ©riode de calme aprĂšs laquelle Ă©clate la tempĂȘte produite dans le monde littĂ©raire par le roman Guerre et Paix. Trois Morts. — On sait peu de choses du premier rĂ©cit, Trois Morts. Les meilleurs critiques de l'Ă©poque ne le mentionnent qu’en passant. Il fut Ă©crit en 1859 et insĂ©rĂ© dans la BibliothĂšque de lecture», Ă©ditĂ©e par Droujinine. Polikouchka. — Sur le rĂ©cit Polikouchka » on trouve l’opinion ci-dessous de Tourgueniev, dans une lettre adressĂ©e Ă  Feten 1864 J’ai lu Poli- 308 APPENDICE kouchka de TolstoĂŻ. Je suis Ă©tonnĂ© de la force de ce grand talent. Seulement il y a mis trop de matĂ©riel. Il a noyĂ© inutilement le nourrisson. C’est dĂ©jĂ  trop horrible. Mais il y a des pages vraiment admirables! MĂȘme jusqu’au frisson dans la moelle Ă©piniĂšre qui chez nous est dĂ©jĂ  assez grossiĂšre et rude. Un maĂźtre, un vrai maĂźtre ! » Kholslomier. — Kholslomier , Ă©crit en 1861, ne parut qu’en 1886 dans la nouvelle Ă©dition 5 e des Ɠuvres complĂštes de TolstoĂŻ ; ainsi il resta un quart de siĂšcle dans le portefeuille de l’auteur. Les DĂ©cembristes. — Le roman commencĂ©, Les DĂ©cembristes, a une histoire dont nous croyons utile de dire quelques mots. Dans l’édition russe des Ɠuvres complĂštes de TolstoĂŻ, les fragments de ce roman sont accompagnĂ©s de la note suivante de l’éditeur Ces trois fragments du roman Les DĂ©cembristes furent Ă©crits avant que l’auteur eĂ»t commencĂ© Guerre et Paix. 11 pensait alors Ă©crire un roman dont les personnages principaux devaient ĂȘtre les DĂ©cembristes. Mais en essayant de reconstituer l’époque des DĂ©cembristes, il se transporta en pensĂ©e Ă  l’époque prĂ©cĂ©dente, au passĂ© de ses hĂ©ros. Peu Ă  peu l’auteur Ă©largissait de plus en plus les sources des Ă©vĂ©nements qu’il pensait dĂ©crire la famille, l’éducation, les conditions sociales, et celles des APPENDICE 309 personnages qu’il avait choisis. Enfin il s’arrĂȘta Ă  l’époque de la guerre contre NapolĂ©on qu’il a dĂ©peinte dans Guerre et Paix. A la fin de ce roman, on voit dĂ©jĂ  les indices du mouvement qui aboutit aux Ă©vĂ©nements du 14 dĂ©cembre 1825. Plus tard l’auteur reprit Les DĂ©cembristes et refit deux autres commencements insĂ©rĂ©s ici. Telle est l’origine des fragments de ce roman qui ne sera sans doute jamais terminĂ© 1. » Dans les Souvenirs » de M. S. Bers, frĂšre de la comtesse TolstoĂŻ, nous trouvons Ă  propos de ce roman les renseignements suivants, fort intĂ©ressants LĂ©on Nikolaievitch avait Ă  sa disposition non seulement ce qui Ă©tait Ă©crit sur l’histoire de la rĂ©volte de DĂ©cembre, mais quantitĂ© de documents de famille mĂ©moires, lettres qu’on lui avait confiĂ©s sous condition de garder les secrets de famille. Pendant l’hiver 1877-1878, il allaĂ  PĂ©tersbourg pour voir la forteresse de Pierre et Paul. 11 raconta Ă  ses amis que l’alphabet des sons, employĂ© par les pri-. sonniers, avait Ă©tĂ© créé par les DĂ©cembristes Quand dĂ©fense leur fut faite de communiquer entre eux de telle maniĂšre, ils Ă©taient arrivĂ©s Ă  une telle habiletĂ© qu’ils causaient en promenade en frappant sur la haie avec une petite baguette, sans que les gar- 1 Édition russe. ƒuvres ComplĂštes , tome III, page 53o. 310 APPENDICE diens s’en aperçussent. LĂ©on Nikolaievitch racontait aussi, avec les larmes aux yeux, qu’un dĂ©cem- briste enfermĂ© dans la forteresse avait une fois appelĂ© un soldat de garde et, lui donnant le reste de son argent, lui avait demandĂ© d’aller lui acheter une pomme. Le garde rapporta une belle corbeille de fruits et l’argent. Le marchand avait fait ce prĂ©sent quand il avait su qui Ă©tait le dĂ©tenu. Le dĂ©cembriste, Lounine, colonel du rĂ©giment de la garde, Ă©tonnait LĂ©on Nikolaievitch par son Ă©nergie inĂ©branlable et ses sarcasmes. Dans une lettre envoyĂ©e du bagne Ă  sa sƓur qui se trouvait Ă  PĂ©tersbourg, il se moquait de la nomination du comte Kissiliov comme ministre. Cette lettre devait passer par le chef des travaux et fut connue Ă  PĂ©tersbourg. Lounine fut, pour ce fait, attachĂ© aune brouette. NĂ©anmoins le directeur du bagne, un lieutenant- colonel, d’origine allemande, chaque jour, aprĂšs l’inspection des travaux, sortait et riait longtemps en s’en allant. C’était Lounine qui savait le faire si bien rire, — attachĂ© Ă  sa brouette, — en travaillant sous la terre. Mais tout Ă  coup, TolstoĂŻ perdit son enthousiasme pour cette Ă©poque. Il jugea que la rĂ©volte de DĂ©cembre Ă©tait le rĂ©sultat de l’influence des Ă©migrants français installĂ©s en Russie lors de la RĂ©volution. Des Ă©migrants, en qualitĂ© de prĂ©cepteurs, Ă©levĂšrent ensuite toute l’aristocratie russe, APPENDICE 311 ce qui explique ce fait que beaucoup des DĂ©cem- bristes Ă©taient catholiques. Si tout cela Ă©tait importĂ©, si ce n’était pas nĂ© sur un terrain purement russe, LĂ©on Nikolaievitch n’y pouvait sympathiser 1. » SerguĂ©ienko, dans son livre sur TolstoĂŻ, constate la mĂȘme chose L’une des personnes prĂ©sentes ayant entendu dire que TolstoĂŻ allait reprendre les DĂ©cembristes, l’interrogea Ă  ce sujet. — Non, j’ai laissĂ© ce travail pour toujours, — rĂ©pondit sans empressement TolstoĂŻ. Et aprĂšs un silence — ... Parce que je n’y trouve pas ce que j’y cherchais, c’est-Ă  dire l’intĂ©rĂȘt humain. Toute cette affaire n’avait pas de racines, — ajouta-t-il avec une nuance d’effort dans la voix et pour effacer la gĂȘne du silence. Il n’aime pas qu’on l’interroge sur ses plans 2. » Sur l’étude que fit TolstoĂŻ de cette Ă©poque, nous avons aussi les donnĂ©es d’un dĂ©cembriste, M. I. Mouraviev-Apostol, Ă  qui LĂ©on Nikolaievitch s’adressa pour se renseigner. Le biographe de Mouraviev dit Quand, il y a quelques annĂ©es, le comte TolstoĂŻ se proposait d’écrire un roman sur les dĂ©cern- 1 S. Bers. Sonvenh's sur TolstoĂŻ, page 47. 2 Sergueienko. Comment vit et travaille TolstoĂŻ, page 12. 312 APPENDICE bristes, il venait chez Matthieu Ivanovitch pour l’interroger, prendre des notes et causer avec lui de ses camarades, et Matthieu Ivanovitch exprima plusieurs fois l’assurance que TolstoĂŻ ne pourrait dĂ©peindre l’époque et les gens qu’il avait choisis Pour comprendre notre temps, nos aspirations, il est nĂ©cessaire d’avoir pĂ©nĂ©trĂ© la vraie situation de la Russie de ce temps. Pour prĂ©senter sous son vrai jour le mouvement social d’alors, il serait nĂ©cessaire de dĂ©peindre exactement tous les maux terribles qui l’ont provoquĂ©. Et le comte L. TolstoĂŻ ne pourra le faire, car le voulĂ»t-il on ne le lui permettrait pas. Je le lui ai dit 1 ». 1 L'AntiquitĂ© russe , numĂ©ro du 10 juillet 1896, II Le rĂ©cit Trois Morts a deux traductions françaises l’une dans le recueil Ă©ditĂ© chez Dentu Paysans et Soldats », oĂč ce rĂ©cit est intitulĂ© Trois façons de mourir » ; l’autre traduction de MM. Ilalperine et Jaubert se trouve dans le volume intitulĂ© La Mort, Ă©ditĂ© chez Perrin en 1900. Polikouchka a Ă©tĂ© traduit par M. Halperine et Ă©ditĂ© chez Perrin, en 1886, dans un volume intitulĂ© Polikouchka et oĂč se trouve aussi Une Tourmente de neige». Le mĂȘme rĂ©cit a paru chez M. Albert Savine, traduit par madame ElĂ©onore Tsakny, mais sous le titre Un pauvre Diable , dans un volume intitulĂ© DerniĂšres Nouvelles. Kholstomier. — Ce rĂ©cit a deux traductions françaises l’une sous le titre Le Roman d’un Cheval », faite par madame ÉlĂ©onore Tsakny, se trouve dans le volume DerniĂšres nouvelles , Ă©ditĂ© en 1887 par Albert Savine ; la seconde, celle de M. Halpe- rine-Kaminsky, sous le titre Histoire d'un che- 314 APPENDICE val , » se trouve dans le volume intitulĂ©, on ne sait pourquoi Le Chant du Cygne, Ă©ditĂ© chez Perrin en 1889. Le roman commencĂ©, Les DĂ©cembristes , a aussi deux traductions, l’une incomplĂšte seulement le premier fragment de M. Halperine-Kaminsky, dans le volume prĂ©citĂ© Le Chant du Cygne ?. L’autre traduction, faite par MM. Tseytline et E. Jaubert, a paru chez Savine en 1889, dans le volume Les DĂ©cembristes , accompagnĂ© du rĂ©cit Albert ». p..S.—Dans l’appendice du volume IV nous avons constatĂ© une petite omission au sujet du rĂ©cit Une rencontre au dĂ©tachement avec une connaissance de Moscou ; outre la traduction signalĂ©e, il y en a une autre due Ă  M. Halperine-Kaminsky. Cette traduction, intitulĂ©e Une Rencontre au Caucase », se trouve dans le volume les Imitations ? Paul Ollendorf, 1900. Nous remercions M. F. FĂ©nĂ©on qui nous signale aussi une petite omission dans les notes bibliographiques parmi les traductions de l'Incursion tome III et du Journal d'un Marqueur tome V, nous avons omis de mentionner celles de M. Henry Olivier qui a traduit ces deux nouvelles sous les titres Le Joueur et RĂ©cit d'un Voloiitaire, et les a publiĂ©es dans cet ordre en un volume Ă©ditĂ© en 1887, par A. Dupret. P. Birukov. TABLE DES MATIÈRES /.TROIS MORTS, rĂ©cit 1859. 1 POL1KOUCHKA, nouvelle 1860. 29 X KHOLSTOMIER, histoire d’un cheval 186$'.139 3 LES DÉCEMBRISTES. Fragments d’un roman projetĂ© 1863-1878. 213-304 Premier fragment. 215 DeuxiĂšme fragment variante du premier chapitre .272 TroisiĂšme fragment variante du premier chapitre. 289 Appendice .305 FIN DU TOME SIXIÈME DES OEUVRES COMPLÈTES DU C te LÉON TOLSTOÏ ÉMILE COLIN IMPRIMERIE DK LAGNY .i * i riV-Ăż-ÎW Sg^Ü ÂŁ&ÂŁ& A LA MEME LIBRAIRIE Ouvrage en cours de publication ƒUVRES COMPLÈTES - i* C TE LÉON TOLSTOÏ TRADUCTION LITTÉRALE ET IXTÉGR \LE DE BIENSTOCK d'aprĂšs les manuscrits originaux de TOLSTOÏ Ont dĂ©jĂ  pu ru Tome I cp . — L’Enfance. — L’Adolescence Nouvelles'. Un fort volume in-16, sous couverture illustrĂ©e, et ornĂ© de deux illustrations. — 50 Tome 11. — La Jeunesse, nouvelle 1855-1857. — La MatinĂ©e d’un Seigneur, nouvelle 1852. Un fort volume in-16, sous couverture illustrĂ©e et ornĂ© d'un portrait de TolstoĂŻ pris en 1848. — Prix. 2 50 Tome IU. — Les Cosaques, nouvelle du Caucase 1852. — L’Incursion, rĂ©cit d’un volontaire 1852'. — La Coupe en ForĂȘt, rĂ©cit d'un Junker 1854-1855'. Un fort vol. in-10, sous couverture illustrĂ©e, ornĂ© d'un portrait de TolstoĂŻ pris en 1851. — Prix. 2 50 Tome IV. — SĂ©bastopol, nouvelle 1854-1856. — Une Rencontre au DĂ©tachement, nouvelle 1856. — Deux Hussards, nouvelle 1856. — PrĂ©face inĂ©dite 1889. Un fort volume in-16, sous couverture illustrĂ©e, ornĂ© d’un portrait de TolstoĂŻ pris en 1855 et d'un plan de SĂ©bastopol en 1855. — 50 Tome V. — Le Journal d’un Marqueur, nouvelle 1856. — Une Tourmente de neige, rĂ©cit 1856;. — Albert, rĂ©cit 185/'. Du Journal du Prince Nekhludov, Lucerne 1857. — Le Bonheur conjugal, roman 1859. Un fort volume in-16, sous couverture illustrĂ©e. ornĂ© d’un portrait de TolstoĂŻ pris en 1857. — Prix. . . 2 50 Il paraĂźt une Ɠuvre tous les deux mois. iris. — lmp. ĂŒemmerĂźc ;l C* f . P;i artisan <,enÂŁvf mm

ALBUM Lundi matin l'empereur sa femme et le petit. Prince sont venu chez moi pour me serrer la pince. Mais Comme j'Ă©tais sorti le petit prince a. Dit, puisque c'est ainsi je reviendrai mardi. Mardi matin l'empereur sa femme et le petit. Prince sont venu chez moi pour me serrer la pince. Mais Comme j'Ă©tais sorti le petit prince a. TĂ©lĂ©charger comptines - Chansons et spectacles pour enfants TĂ©lĂ©charger comptine gratuite Ecouter comptines mp3 Paroles comptines J'ai du bon tabac Malbrough s'en va t-en guerre Il Ă©tait un petit homme Dans sa maison un grand cerf Toutes les paroles de comptines Comptines midi A la claire fontaine Mon Ăąne, mon Ăąne Ah mon beau chĂąteau Ah les crocodiles Tous les midifiles comptines Partitions comptines Le bon roi Dagobert A la volette Ah vous dirai-je maman Lundi matin l'empereur Toutes les partitions comptines Ecouter et tĂ©lĂ©charger 30 comptines Comptine Lundi matin l'empereur sa femme... Ecouter Lundi matin l'empereur sa femme... Lundi matin L'empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j'Ă©tais parti le petit prince a dit Puisque c'est ainsi nous reviendrons mardi Toutes les paroles Lundi matin l'empereur sa femme... TĂ©lĂ©charger Lundi matin l'empereur sa femme... Voir aussi - Midifile Lundi matin l'empereur sa femme... - Partition Lundi matin l'empereur sa femme... Comptines et chansons Lundi matin l'empereur sa femme... Spectacle pour enfans- Emeraude Internet 300comptines, chansons et poĂ©sies illustrĂ©es, maternelle. Paroles de comptines en français. Famille - Site de Comptines et Chansons par thĂšme. Les Tintinnabules Les Tintinnabules Paroles de Comptines et Chansons Enfantines Famille L'empereur sa femme et le petit prince Fanny Mamie turbo Moi j'aime papa Mon papa MĂšres Ah ! Nousvous proposons de dĂ©couvrir l'essentiel des comptines traditionnelles. Vous trouverez ici des comptines extraites de notre site Comptines.net, le portail musical pour les enfants de 0 Ă  6 ans, oĂč vous trouverez les paroles et les partitions des chansons. Rien que pour le plaisir de rĂ©ecouter ce qu'on connaĂźt dĂ©jĂ  par coeur. Et qui . 466 284 374 78 473 57 31 372

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